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était trop peu nombreuse pour être une cause de faiblesse dans la défense[1]. On ne craignait pas le manque de vivres; il n’y avait pas d’échéance fatale comme le fut pour nous celle de janvier. On pouvait prendre non pas quatre mois, mais dix mois, mais un an pour écraser l’assiégeant. Le temps, qui travaillait avec tant d’âpreté contre Paris, était un allié pour la forteresse criméenne, et puis la garnison russe n’était pas livrée à l’isolement, à l’absence de nouvelles; communiquant avec la patrie, elle échangeait parfois la boue de la tranchée et l’ennui du bastion contre l’activité d’une armée d’opération. On se donnait du mouvement et de l’air à Inkerman et à la Tchernaïa.

L’originalité du siège de 1854, c’est son irrégularité. Les Français ouvrirent la tranchée devant une place qu’ils n’avaient pu investir que sur un tiers de sa circonférence. Il y avait moins des assiégeans et des assiégés que deux armées retranchées qui s’attendaient. Laquelle des deux donnerait à l’autre l’assaut? « Nous avons maintenant, écrit le capitaine Lesli à sa famille, deux Sébastopol qui se dressent l’un contre l’autre; le Sébastopol des étrangers est peut-être plus important que le nôtre, car, si l’on en croit les gazettes, ils y ont établi des chemins de fer. » Ces deux Sébastopol s’étaient élevés en même temps; pendant que nos travailleurs creusaient leurs parallèles, les Russes élevaient nuitamment ces ouvrages de Trans-Balkan, de Selinghinsk, de Volhynie, de Kamtchatka, qui formaient à la place comme une couronne de forts détachés. De part et d’autre, sous le canon ennemi, on maniait avec un égal acharnement la pelle et la pioche. Si l’assiégeant poussait ses approches contre la ville, l’assiégé semblait courir au-devant de lui par ses contre-approches et investir à son tour le camp et les ouvrages ennemis. D’autre part, bien que les alliés opérassent à une telle distance de leur pays, comme ils étaient maîtres de la mer, on leur envoyait assez rapidement les renforts, les engins de guerre, les projectiles. Les Russes recevaient tout cela par de lents convois de charrettes à travers les immenses plaines du sud. Comme les envahisseurs avaient des bateaux à vapeur et que l’armée du tsar n’avait pas de chemins de fer, on peut dire qu’en Crimée les Français étaient plus près de la France que les Russes de la Russie. Tels étaient pour nos ennemis les avantages et les inconvéniens de la défense ;

  1. A la veille de la guerre, la statistique ne relevait dans Sébastopol que 4,505 femmes; comme une grande partie étaient des femmes d’officiers, de soldats et de marins, on voit combien peu nombreuse était la population civile. En 1864, Sébastopol avait de population fixe 5,747 habitans, dont 1,978 seulement formaient l’élément purement civil. M. Séménof, Geogr. statist. slovar rossiiskoï imperii, Saint-Pétersbourg 1872, article Sévastopol. — Sébastopol, grand port de guerre, immense forteresse, était donc une fort petite ville, presque un bourg, inférieur en population civile à beaucoup de nos chefs-lieux de canton.