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propre à confirmer le soldat russe dans ses idées fatalistes. Considérant que de tels téméraires étaient épargnés, et que des gens prudens étaient quelquefois tués dans leurs abris, sous de solides blindages, il se persuadait de plus en plus que « l’homme destiné à mourir dans son lit n’est pas tué en bataille. »

Les officiers supérieurs payaient intrépidement d’exemple. C’est ainsi que tant de généraux comme Khroulef furent blessés aux remparts et que sur les ouvrages Malakof tombèrent successivement les trois amiraux Kornilof, Istomine et Nakhimof. Nakhimof surtout, qui tomba le dernier, avait eu le temps de se faire à Sébastopol une popularité inouie; dans la flotte même, sa réputation datait de loin. En 1822, il avait fait le tour du monde avec Lazaref, en 1828 assisté à la bataille de Navarin, puis conquis tous ses grades dans les croisières de la Baltique, de l’Archipel, du littoral caucasien, enfin il avait anéanti en 1853 l’escadre turque à Sinope. Quand les alliés arrivèrent en Crimée, il aurait voulu, avant de couler sa flotte, honorer sa ruine par une dernière bataille, même inégale. La confiance qu’il inspirait aux marins gagna bientôt les troupes de terre. Plus que personne il sut enraciner dans le cœur des soldats cette conviction, que Sébastopol n’était pas une forteresse que l’on pût rendre, et qu’il fallait sur place vaincre ou mourir. Où il se montrait, il créait comme une contagion de dévoûment. Il n’exhortait pas les troupes au courage, à l’intrépidité; il se contentait de prouver qu’être héroïque était facile, et qu’il n’y avait pas même moyen d’être autrement. Soit hasard, soit parti-pris, c’était dans les endroits les plus découverts qu’il s’arrêtait le plus volontiers pour recevoir des rapports ou donner ses ordres. Si on lui faisait remarquer qu’il s’exposait, il répondait de son ton brusque : « Ne dites donc pas de bêtises ; croyez-vous qu’ils iront pointer le canon contre un homme isolé ! » Un commandant de bastion vint lui annoncer la construction d’une nouvelle batterie anglaise par laquelle on serait pris à revers. « Mauvaise affaire! » répondit-il, et en manière de consolation il ajouta : « Du reste, ne vous tourmentez pas; vous savez bien que nous resterons tous ici. » Quand il voyait un nouveau-venu s’incliner au sifflement des balles : « Qu’avez-vous donc à me saluer? » demandait-il d’un ton goguenard. La construction d’un pont de bateaux sur la rade l’irrita profondément : rendre la retraite possible, à ses yeux c’était une trahison. « Un jour, raconte le colonel de génie Bulmerincq, on vint m’éveiller dans mon blindage et me dire que l’amiral me demandait. Je sortis aussitôt; je vis un amiral qui m’était inconnu et qui me demanda si je connaissais le chemin de la redoute Schwartz, me priant de l’y conduire par le plus court. Je sortis par le flanc droit du bastion; l’amiral, avec une suite peu nombreuse, venait après moi. Au lieu de continuer par le mur extérieur,