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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 2.djvu/546

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— Elle est plus vieille que lui?

— Un peu, et Job s’en trouve bien. Sa mère défunte, qui avait de l’esprit, l’a choisie exprès, sachant bien qu’il avait plus de cœur que de tête et point d’économie.

— Ils sont heureux ensemble ?

— Je crois que les seuls ennuis qu’ils aient jamais eus leur sont venus du recteur; mais la Sainquer en souffre parce qu’elle est dévote,... une bonne dévote, monsieur. Avez-vous vu comme elle a parlé doucement à la Jeannie? Personne n’en aurait eu le courage.

Il était vrai que chez les Sainquer, et chez eux seulement, bien qu’elle allât dans toutes les maisons de l’île, Jeannie Kerlanou trouvait quelque adoucissement à sa condition de paria. On lui témoignait ailleurs soit du mépris, soit une compassion presque aussi offensante; là on l’estimait et on l’aimait. Les Sainquer étaient, par suite de la guerre que leur faisait le recteur, des réprouvés en quelque sorte, et ils pouvaient peut-être pour cette raison se montrer plus indulgens que d’autres. Quoi qu’il en fût, la mère de famille n’avait jamais marqué à Jeannie qu’elle la considérât autrement que comme une honnête femme ; elle ne la louait point de son repentir, à l’exemple de quelques bonnes âmes, mais parfois, la voyant triste à la seule pensée de ce que deviendrait sa fille, si elle venait à lui manquer : — Il ne faut pas te tourmenter de cela, disait-elle, trois enfans ou bien quatre à élever, c’est à peu près la même chose, et Job gagne plus d’argent qu’il ne nous en faut. Ta Reinette est un bijou; tu ne refuserais pas, j’espère, de m’en faire cadeau. — Quand les larmes empêchaient Jeannie de la remercier, elle affectait de ne pas s’en apercevoir, et, afin qu’elle pût pleurer sans témoins, l’envoyait au jardin pour quelque commission, car les Sainquer possédaient, outre le courtil que cultivent tous les paysans bretons, un petit jardin de fleurs ; Job avait le goût de toutes les belles choses inutiles. C’était sur le banc de mousse qu’il s’était construit, à l’ombre d’un figuier, que le violoneux improvisait les soirs d’été mieux qu’il ne l’eût fait pour le monde, sans autres auditeurs que ses enfans, qui jouaient avec Reinette, et la Jeannie, qui aidait sa femme à quelque travail de couture.

Ce beau visage, calme d’ordinaire, où se reflétaient à son gré les émotions d’artiste qui l’agitaient lui-même, l’inspirait peut-être sans qu’il s’en doutât. Jeannie lui manquait lorsqu’elle était appelée au sein d’une autre famille, et la pauvre fille, de son côté, pensait beaucoup à ces douces soirées pour prendre courage aux heures plus nombreuses où l’implacable réalité pesait sur elle. Quand le souvenir de son amant mort au loin, — en Afrique, avait-on dit, — lui revenait à la fois comme un regret et comme un remords, elle se