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l’autre, ils tombèrent comme deux pauvres pâquerettes fauchées du même coup. Dans cette crise, Jeannie s’acquitta envers ses bienfaiteurs par un acte de suprême dévoûment ; elle exposa la vie de sa propre fille pour passer les jours et les nuits dans cette demeure infectée. Après avoir enseveli les enfans, Jeannie dut soigner la mère. Il semblait que celle-ci n’eût attendu pour s’aliter à son tour que le moment où elle ne pouvait plus être utile; sans doute elle ne se sentit pas la force de survivre à ce qu’elle avait aimé le plus au monde : — Pardonne-moi, mon pauvre Job, disait-elle à son mari, mais je ne peux pas demander au bon Dieu de rester ici ; même auprès de toi, je serais trop malheureuse. — Pour elle, l’agonie fut longue et le délire épouvantable. Le recteur l’assistait, et chacune de ses visites redoublait l’agitation de cette pauvre âme au lieu de la calmer. Elle n’avait plus de connaissance qu’elle criait encore : — Job, c’est ton violon qui nous a tous perdus ! c’est lui qui a tué les enfans! c’est par lui que je meurs! Chasse le démon, le démon qui est là.

Les reproches proférés incessamment contre lui par cette bouche si douce d’ordinaire augmentaient l’horreur des nuits de veille et de désespoir durant lesquelles le pauvre Job appelait la mort, qui ne voulait pas le prendre après lui avoir tout ôté; non-seulement ils lui brisaient le cœur, mais ils troublaient sa conscience. Il se rappelait trop que sa femme avait toujours nourri une sorte d’antipathie contre ce violon, qui cependant apportait l’aisance au logis.

— Quitte à gagner moins, lui disait-elle autrefois, tu devrais de préférence cultiver la terre. Le monde te respecterait davantage, tandis que tu ne fais que le réjouir et le dissiper comme ferait un baladin. — Le travail des bras avait de bonne heure, ainsi qu’il arrive pour presque tous les paysans, restreint l’horizon de sa pensée; l’exaltation de son mari lui faisait l’effet d’une faiblesse presque maladive; elle n’aurait pas su dire quelle différence existait entre son violon et le biniou le moins mélodieux. Souvent Job avait éprouvé du regret, presque de l’humiliation, en voyant que ce qu’il avait de meilleur était si mal compris ; mais sa femme l’en consolait par une affection qui, l’eût-elle jugé mieux, n’aurait pu être plus forte. D’ailleurs peu lui importait qu’on le traitât de baladin, puisque pour Maharit il était un grand homme ; sa fille l’admirait, lui donnait raison, se faisait son élève, mais désormais, hélas! Maharit était loin, et les terreurs superstitieuses auxquelles il avait répondu naguère par de faciles plaisanteries empruntaient au râle de la mort une effrayante solennité. Aussi, quand sa femme eût été rejoindre ses enfans au cimetière, Job, affolé par tant de coups répétés, s’accusait-il d’être leur meurtrier à tous. En vain la Jeannie,