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fort de Vincennes et mis bientôt en liberté. Ménager les personnes en même temps que violer les droits, c’est le procédé des pouvoirs qui se croient habiles tant qu’ils ne sont pas féroces, et qui espèrent se faire pardonner l’iniquité générale de leur politique.

Tant que dura l’empire, de 1851 à 1870, M. Vitet resta complètement étranger au gouvernement, point conspirateur et point adhérent. Il était de ceux qui savent que la société humaine ne peut se passer d’un gouvernement, et que, lorsqu’elle en a un qui se maintient en conservant une certaine mesure d’ordre et de légalité, elle l’accepte très imparfait plutôt que de tomber dans l’anarchie. Durant toute cette époque, M. Vitet reprit sa vie vouée et dévouée aux lettres et aux arts ; le public lettré et artiste lui en savait gré et lui témoignait une faveur marquée. De 1859 à 1868, il fut élu trois fois directeur de l’Académie française, et à ce titre il eut à recevoir trois académiciens nouveaux aussi distingués que divers, un poète, M. de Laprade, un romancier, M. Sandeau, un philosophe chrétien, l’abbé Gratry. Ses trois discours de réception, remarquables par l’élégance et la convenance du langage, ne le furent pas moins par la nouveauté et l’élévation des vues qu’il y sema à pleines mains et sans recherche factice. M. de Laprade, dans ses dé- buts poétiques, s’était particulièrement attaché à peindre la nature animale et végétale, les oiseaux, les fleurs, les fontaines, les arbres, les rochers. — « Vos plus sincères admirateurs, lui dit M. Vitet, avaient d’abord conçu quelque inquiétude de vos prédilections pour le désert ; ils s’étaient demandé si vous ne risquiez pas, à votre insu, de porter dans les âmes certains principes énervans, certaine contagion de molle rêverie. Vous auriez pu dire que la solitude, dont on a si grand’peur, est aussi bien un baume qu’un poison, qu’elle amollit les faibles et fortifie les vigoureux. Vous avez mieux aimé, de bonne grâce, calmer toutes les craintes, prévenir tous les malentendus. De là, dans vos récens recueils, une légère transformation : la scène est encore la même, les horizons, les premiers plans, les forêts, les vallées, les montagnes, tout est là ; mais une autre lumière colore les objets, on lit mieux les salutaires conseils, les pensées généreuses que le spectacle de la nature vous inspire. Sans descendre encore dans les villes, vous entrez dans les métairies ; vous vous mêlez aux laboureurs ; vous prenez part à leurs plaisirs, et au milieu des joies de la famille vous donnez de solides leçons, vous prêchez le travail, le devoir, la vertu. Croyez-vous que vos paysages en soient moins pittoresques pour être peuplés de quelques habitans ? Laissez-moi vous dire qu’en donnant aux acteurs humains plus large part dans vos idylles, ce n’est pas seulement le but moral de votre œuvre que vous avez rendu plus clair ;