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à le couvrir, à l’accabler d’honneurs, lui et son frère, obtenait du sénat les dispenses d’âge nécessaires. Les infans, salués, acclamés par la foule, occupaient la scène au premier rang; ils habitaient chez Auguste, qui lui-même présidait à leur éducation, les voulait pareils à lui en toute chose et s’évertuait à leur transmettre jusqu’à son écriture. A la table de famille, il les plaçait à sa droite sur le triclinium; en voyage, ils chevauchaient près de l’empereur ou montaient dans une litière qui précédait la sienne. Tibère n’était pas seulement mis à l’ombre, il gênait. Le tribunat même, dont il venait d’être investi, ne le défendait point contre l’outrage. A trente-six ans, malgré ses victoires et ses nombreux services, il lui fallait à chaque instant subir les arrogances des jeunes princes du sang et de leur cour. Le peuple l’accueillait avec froideur et la société n’avait plus assez de sarcasmes pour cet époux si aveugle ou si tolérant, impudicitiam uxoris tolerans aut declinans.

Julie cependant réclamait davantage, la présence de Tibère l’importunait pour vingt raisons. Elle entreprit donc de persuader son père, et l’odieux fils de Livie reçut la mission d’aller en Orient guerroyer contre les Parthes. On évitait ainsi toute chance de conflit entre un mécontent dangereux et ces jeunes césars, dont l’astre naissant ne devait pas être offusqué. A l’époque du premier mariage s’était déjà produit quelque chose de pareil à cette situation. Marcellus, qui jouait alors, comme époux de Julie, ce brillant premier rôle que le prince Caïus, fils de cette même Julie, tient à l’heure où nous sommes, — l’imberbe Marcellus, ivre de sa popularité, de sa faveur auprès du maître, avait osé vouloir lutter d’influence avec un Marcus Agrippa, et, — signe caractéristique, — c’était l’enfant présomptueux qui l’avait emporté sur le vainqueur d’Actium. Auguste, malade et en danger de mort, avait remis l’anneau de l’empire à son coadjuteur illustre, de quoi le petit aiglon devint tout rouge et cria si fort que césar, aussitôt rétabli, dut s’incliner devant cette puérile prétention et lui sacrifier Agrippa, ce que Pline appelle à très juste titre la regrettable mission d’Agrippa, pudenda Agrippœ ablegatio. On sait comment le vieux soldat prit l’affaire; il accepta cette mission, en chargea des officiers de sa suite et demeura, lui, dans le voisinage de l’Italie. Tibère avait trop de piété, de soumission envers ses bons parens, pour jamais risquer de leur déplaire. D’ailleurs ce que l’indispensable ami d’Auguste pouvait se permettre n’était point là de saison. Tacite vante la modestie de Tibère; cette vertu ne l’empêchait pas de ressentir l’injure, mais elle communiquait à son ressentiment une invincible force de passivité. Le dégoût, la mélancolie aidant, il résolut de rompre à tout prix avec ces relations dont le poids l’accablait. Il en avait assez de ces misères que lui infligeaient de tous côtés la jalousie des jeunes