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notre ardeur d’augmenter les ressources de la vie, réalisons-nous ce vers du poète latin :

Et propter vitam vivendi perdere causas.

Et la nature de cette région? Dans la préface de son Arcadie, curieux chapitre d’autobiographie personnelle mêlé de critique, Bernardin de Saint-Pierre rapporte le fragment suivant d’une conversation qu’il eut un jour avec Jean-Jacques Rousseau. « A propos des bergers du Lignon, dit Rousseau, j’ai fait une fois le voyage du Forez tout exprès pour voir les pays de Céladon et d’Astrée dont d’Urfé nous a fait de si charmans tableaux. Au lieu de bergers amoureux, je ne vis sur les bords du Lignon que des maréchaux, des forgerons et des taillandiers. Ce n’est qu’un pays de forges. Ce fut ce voyage du Forez qui m’ôta mon illusion. Jusqu’à ce temps, il ne se passait pas d’années que je ne relusse l’Astrée d’un bout à l’autre; j’étais familiarisé avec tous ses personnages. Ainsi la science nous ôte nos plaisirs. » Que voilà bien l’âme de Jean-Jacques, aussi prompte à s’enthousiasmer que prompte à se rebuter ! Que voilà bien ses amours de tête et ses injustes mépris! Probablement il n’a pas bien cherché, ou s’est désenchanté dès le premier aspect et le premier jour, car outre que dans le pays proprement dit d’Astrée et de Céladon, c’est-à-dire Montbrison et ses environs, les forges devaient être assez peu abondantes à son époque, ne l’étant pas encore beaucoup de la nôtre, il aurait pu trouver dans la région industrielle même plus d’un paysage harmonieusement sauvage qui lui aurait rappelé sans désavantage sa Suisse et sa Savoie. Tel est par exemple aux environs de Saint-Étienne le paysage que l’on traverse pour aller au barrage du Furens, ingénieux ouvrage qui a permis d’emmagasiner ou, pour mieux dire, de capitaliser les eaux capricieuses de ce torrent qui allaient trop souvent s’éparpillant sans profit, car nous sommes ici au point le plus élevé du bassin de la Loire, et la ville était souvent à sec. La route court tout le long des flancs d’une montagne qu’elle coupe à peu près aux deux tiers de sa hauteur. La partie de la montagne qui domine le voyageur est l’aridité même, rien que rochers et maigre terre où poussent à grand’peine quelques touffes de triste bruyère; mais au-dessous de la route la fertilité, qui se montre d’abord timidement, va en augmentant toujours davantage à mesure que l’on approche du ravin, et sur le versant opposé de ravissantes prairies en pente, où paissent des troupeaux rapetisses par la distance, font contraste à cette stérilité. En contemplant du haut de l’altière, mais morne éminence où l’on est placé, ce tableau charmant, on se prend à envier le sort de ces heureux troupeaux qui paissent dans ces profondeurs, et l’on se dit que dans la nature,