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La partie ancienne du cimetière, c’est-à-dire celle qui est antérieure aux agrandissemens de 1849 et de 1850, est admirable. Il faut la voir au printemps, lorsque les arbres verdissans sont couverts d’oiseaux, que les primevères, les violettes, les ciguës, frissonnent aux premiers rayons du soleil ; c’est là une antithèse dont il est difficile de n’être pas frappé entre ces sépulcres recouvrant des êtres immobiles à toujours et cette nature insouciante qui verse la vie à pleins flots. Il y a surtout une sorte d’allée courte et large, assez ignorée des curieux, et qui forme le Bosquet-Delille, car dans cette ville des morts chaque boulevard, chaque rue, chaque ruelle, a son nom. Le tombeau du poète aveugle, lézardé par l’âge, dévoré de mousses qui lui font des taches joyeuses, regarde la sépulture de Talma; entre eux s’allonge une rangée de tombes timbrées de noms qui eurent leur minute de célébrité : des buissons, des arbres, enveloppent d’une verdure mouvante cet « endroit où l’on dort. » Nul bruit, c’est à peine si le murmure de la grande ville pénètre jusqu’à ces demeures silencieuses; cela est si calme, si doux, si profondément assoupi, que l’on répète involontairement le mot de Luther dans le cimetière de Worms : invideo quia quiescunt ! je les envie, parce qu’ils reposent.

Tout n’est point ainsi au Père-Lachaise. Le temps, qui sème les folles herbes à pleines mains, qui épaissit les feuillages, grandit les arbres, revêt les pierres de sa sombre patine, le temps seul fait les beaux cimetières : il leur donne je ne sais quel recueillement mystérieux dont l’âme la plus sceptique est atteinte, et qui saisit le voyageur d’une émotion profonde dans les champs des morts de Constantinople et de Scutari; mais, lorsqu’il n’a pas fait son œuvre, le cimetière apparaît dans sa laideur et dans son insupportable vanité. La partie nouvelle du Père-Lachaise, où les tombes emphatiques affectent toute sorte de formes prétentieuses et stériles, ressemble à une ville improvisée dont les habitans ne sont point encore arrivés. C’est déplaisant à voir. Tout est neuf, les monumens, les épitaphes, les grilles, les couronnes, les noms même que nul n’a entendu prononcer; on dirait les petits palais d’un peuple de parvenus qui ont cherché à se surpasser mutuellement. Eternité de l’amour de soi-même qui veut se prolonger au-delà du néant! Qui fait le plus d’efforts pour échapper à l’oubli ? Est-ce la gloire, est-ce la noblesse, est-ce l’argent? C’est l’argent. Trois monumens semblent au Père-Lachaise vouloir écraser les autres, tous les trois recouvrent les dépouilles d’hommes qui ont fait fortune dans l’industrie.