Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 2.djvu/881

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Céline, sérieuse déjà, posait à son père des questions qui affermissaient encore chez ce dernier certaines convictions acceptées d’avance. Les enfans bien nés pensent si droit que leurs impressions renouvellent en ceux qui les aiment l’évidence diminuée de la justice. Aussi parfois arrivait-il à cet homme longtemps éprouvé de se sentir pénétré de l’immense bonté de la nature, au point qu’il prenait sa fille et l’embrassait avec emportement. Il ne pouvait se rassasier de la possession de cette âme, dont les moindres momens lui appartenaient. Est-il un sentiment plus exquis et plus humain en effet que celui d’un père pour sa fille, alors qu’il y pressent la femme encore à venir, et qu’il voit sous ses yeux, sous ses pensées, éclore cet esprit qui emprunte seulement aux choses leur charme et leur fleur de beauté? Le père de Céline avait connu l’anxiété et le malaise de nos poètes modernes, il s’en reposait au spectacle des naïves émotions de sa fille. Il respecta pieusement cette naïveté. Sceptique, il la voulut catholique; rêveur, il défendit qu’on lui apprît la musique. Il pensait que les distractions de l’art affinent et exaspèrent encore les sensations. Peut-être se trompait-il ; les sensations inexprimées ne torturent-elles pas davantage, et l’art ne nous guérit-il pas de nos misères en nous habituant à les contempler dans notre imagination, comme si elles nous étaient étrangères?

Maintenant ces joies de chaque jour allaient finir. Le médecin en goûtait mieux la triste douceur. Il se reprochait de n’avoir pas aimé assez cette fille qu’il devait quitter si vite. Il demeura seul toute la nuit dans le wagon où il était monté, et parfois, hors de lui-même, il s’étendait sur les coussins, la tête dans les mains, pour sangloter comme un enfant. Au petit jour, il arrivait à Clermont. Des courses forcées pour ses paysans, des visites, quelques emplettes le retinrent à la ville toute la matinée et une partie de l’après-midi. Il n’entra dans Eyda qu’à la nuit tombante. Les lanternes de la voiture étaient déjà allumées, et c’est dans une clarté tremblotante et presque sinistre que lui apparut le visage de Céline, lorsque le cheval s’arrêta devant la porte de la maison.


II.

Céline avait alors dix-huit ans; elle était petite, les épaules et la poitrine un peu étroites. Il semblait qu’elle eût juste assez de corps pour porter sa tête, qui était charmante. Ses traits n’étaient pas réguliers, ils plaisaient par l’expression d’une bonté vraiment céleste. Son sourire surtout était divin ; il ne s’arrêtait pas sur les coins des lèvres, il animait et il éclairait à la fois les joues, le front, les grands yeux bruns, tout le visage. Ses cheveux châtains étaient