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ils ont pris le parti de vendre et d’acheter comme les autres: réunissant dans les mêmes mains le navire et la marchandise, on les a vus fournir à leurs propres vaisseaux le fret nécessaire. Ce procédé est fort employé par les grandes maisons de commerce; elles entretiennent toute une flotte à leur service, d’autant plus aisément qu’elles ont plus de comptoirs à l’étranger. Celles du Havre ou de Marseille touchent à toutes les branches du commerce ; elles savent même se ménager la clientèle de l’industrie, en prenant des intérêts dans les usines et dans les filatures. Sur trois ou quatre opérations qu’elles mènent de front à différens degrés de la filière, il faut bien qu’une réussisse, et couvre le dommage des autres. Cependant la plupart des armateurs n’ont que du dédain pour cette combinaison. Il semble qu’ils vont déroger, si on les fait sortir des bornes étroites d’une seule industrie; un peu plus, ils revendiquent la dignité des transports et le droit de ne point suivre la cargaison, une fois déposée à terre. Si l’on objecte avec plus de vraisemblance que le cumul exige de grands capitaux et une réputation déjà établie, ne peut-on réparer par l’association le tort de la fortune? Mettre en commun le loyer du navire et le profit de la marchandise, c’est doter celle-ci d’un transport commode, et le navire d’un fret assuré.

L’autre expédient consiste à faire l’intercourse entre les pays étrangers : on charge et on transporte, pour le compte d’un autre peuple que la France ; on soulage ainsi les ports français, et l’on gagne aux dépens des autres. Ce mouvement, qui enrichit plus d’un armateur, n’est pas connu en France par la raison qu’il échappe aux remarques de la douane. Un navire fait escale à Montevideo; s’il ne trouve pas de fret pour la France, il en prend pour Melbourne ou Sidney. D’Australie il met le cap sur Calcutta. Le capitaine achève ainsi le tour du monde, gagnant sa vie au jour le jour, et prêt à changer de route,

Plutôt que de rentrer au logis les mains nettes.


C’est la fortune d’un vrai marin; pour les peuples, c’est le complément d’un grand commerce et la compensation d’un petit. Les Anglais naviguent de la sorte, à cause de leur richesse, pour employer l’excédant des navires, les Grecs à cause de leur pauvreté, qui les pousse à chercher du fret au dehors. Une telle ressource convient surtout aux armateurs qui ont de la répugnance à spéculer sur les marchandises. D’où vient qu’ils en usent si peu, et qu’ils lui donnent un mauvais caractère en la nommant la navigation interlope? Ignorent-ils que l’honneur des Hollandais est de l’avoir inventée?