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et de sérénité. Le Géronte que nous représente M. Flaubert est incapable de soutenir le combat. Sitôt qu’Hilarion prononce une parole malsonnante : « Oh ! grâce ! grâce ! n’achève pas ! » dit le bonhomme, et il se met à pleurnicher. C’est bien pis quand paraît le Bouddha. Hilarion commente le discours du mystique hindou en citant des versets de l’évangile. Si l’ami d’Athanase avait été soumis à pareille épreuve, il aurait crié au Bouddha : « Toi qu’on ose rapprocher du Christ, as-tu jamais dit : Notre père, qui êtes aux cieux ? La loi que tu enseignes est sans âme, sans cœur, sans foyer vivant. As-tu jamais exprimé un principe de vie, inspiré l’amour de la vie ? Tu n’es qu’un prêcheur de mort ; nous allons, nous, comme dit l’Évangile, vers celui qui a les paroles de la vie éternelle. » Au lieu de répondre ainsi, le saint Antoine de M. Flaubert tombe, à terre et y reste prosterné, écrasé, stupide.

Après un temps assez long, le bonhomme se relève et aperçoit un personnage qui le fait rire. C’est un poisson à tête d’homme qui « s’avance droit dans l’air en battant le sable de sa queue. » Cet être risible supplie Antoine de le respecter, car il est « le contemporain des origines, la première conscience du chaos, » il a habité le monde informe « où sommeillaient des bêtes hermaphrodites, où des yeux sans tête flottaient comme des mollusques parmi des taureaux à face humaine et des serpens à pattes de chien. » C’est Oannès, le dieu de l’ancienne Chaldée. Vous rappelez-vous dans Zadig la scène où l’Indien, l’Égyptien, le Chaldéen, en présence d’un Grec et d’un Celte, se querellent si plaisamment sur l’ancienneté de leurs idoles ? Le portrait d’Oannès tracé par l’auteur de Zadig fait grand tort à celui que nous donne M. Gustave Flaubert. Cette fois d’ailleurs les moqueries de Voltaire sont aussi sérieuses que spirituelles. Zadig apaise très sagement la dispute en prouvant aux disputeurs qu’ils sont tous du même avis. Ils ont beau se récrier, il les oblige à reconnaître qu’ils adorent, non pas le gui, mais celui qui a fait le gui et le chêne, non pas le bœuf, mais celui qui leur a donné les bœufs, non pas le poisson Oanhès, mais celui qui a créé la mer et les poissons. Certes les railleries du déisme voltairien sont ordinairement bien médiocres ; ne pensez-vous pas cependant que sur plus d’un point M. Flaubert les relève par le contraste ? Dans les plus ridicules folies du genre humain, Voltaire découvre et dégage un principe de vérité, la croyance universelle au Dieu créateur du monde. C’est faire acte de philosophe. M. Flaubert se croit sans doute bien plus hardi. Voltairien au fond, mais voltairien artiste, ajoutant l’imagination à l’ironie pour la rendre plus libre, affranchi de toutes les règles de bon sens, de toutes les convenances de goût qui retenaient encore le railleur du XVIIIe siècle, il s’applique à dégrader partout l’idée