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conservateurs : la seule différence est que les uns, comme dit Platon, « chantent le passé, » tandis que les autres « chantent l’avenir. »

Aussi vit-on de nouveau l’école philosophique opposer la force de l’avenir, objet de la pensée, à cette force du passé que soutenait l’école historique. Hegel, dont le système n’est plus guère enseigné nulle part, mais dont l’influence se fait partout sentir en Allemagne, crut concilier les deux écoles en identifiant le développement de l’histoire avec le développement de la pensée même, le réel avec le rationnel, le triomphe de la force supérieure avec celui de l’idée supérieure. Restait toujours à savoir quelle est cette force supérieure1 où l’idée se réalise. Hegel, la cherchant au-dessus de l’individu et des générations particulières, reconnaît tout d’abord dans la nation une puissance générale à laquelle doivent se subordonner les individus et en qui réside vraiment la force de l’avenir. La nation, par rapport aux citoyens, représente le droit. Hegel revient ainsi à cette antique conception qu’on pourrait appeler le panthéisme politique ; il rompt avec Kant, qui avait considéré l’individu comme fin en lui-même et par conséquent comme portant en lui-même ce caractère d’inviolabilité morale qu’on nomme le droit. « L’homme, dit Hegel, est sans doute fin en soi et doit être respecté comme tel ; mais l’homme individuel n’est à respecter comme tel que par l’individu et non quant à l’état, parce que l’état ou la nation est sa substance. » Telle est la nouvelle forme de la raison d’état encore en faveur dans les universités allemandes. Il y a deux morales, pour l’individu et pour la nation : une fois dans l’état, l’homme n’a plus d’autres droits que ceux qui lui sont conférés par l’état lui-même. Les actions justes deviennent celles où « l’esprit individuel » s’identifie à « l’esprit de la nation. » On pourrait dire, pour traduire en termes moins métaphysiques la pensée de Hegel : — Les actions justes sont les forces qui agissent dans le même sens que la force nationale, les actions injustes celles qui agissent dans un sens opposé : les premières réussissent, les secondes échouent. La puissance individuelle et passagère qui prétend s’exercer contre la puissance nationale, seule durable, ressemble à un homme qui, lançant une pierre dans une direction opposée au mouvement de la terre, espérerait lui faire poursuivre indéfiniment sa route : ne la verrait-il pas bientôt, après une courbe plus ou moins allongée, retomber vaincue vers le centre commun d’attraction pour être emportée avec tout le reste ? Cet homme aurait mal compris les lois de la mécanique ; il en est d’autres qui comprennent mal les lois et le sens du mouvement national : leur erreur de direction est une erreur de droit.

Le mouvement national a lui-même sa justification dans l’évolution universelle, cette providence du panthéisme si souvent