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ne tuait pas, il emprisonnait, et de 1624 à 1640 la Bastille fut encombrée de détenus de tout âge, de tout sexe et de toute condition. Louis XIV, en prenant le pouvoir en main, appliqua rigoureusement cette maxime qu’il a lui-même formulée dans ses Mémoires : u la volonté de Dieu est que tout individu né sujet obéisse sans discernement, » et la Bastille lui vint en aide pour faire respecter la prétendue volonté de Dieu.

A dater de 1660 environ, les portes de la forteresse s’ouvrent à tout instant pour recevoir de nouveaux hôtes. Il ne faut pas croire que tous aient été d’innocentes victimes, car la fronde, ainsi que le dit M. Ravaisson, avait produit une sorte d’anéantissement de la morale publique et privée. La passion du jeu, l’ambition des richesses acquises par tous les moyens, la fureur des duels, le mépris de la vie humaine, des lois de la famille et des lois du royaume, menaçaient la société française d’une ruine prochaine. Louis XIV réagit énergiquement contre ces funestes tendances, et c’est l’honneur de sa mémoire d’avoir fait les plus grands efforts pour relever la nation de son abaissement; mais il eut le tort inexcusable de sacrifier comme Richelieu la légalité à l’arbitraire et de prendre sa volonté pour le droit. Il se crut le maître de la conscience, des biens, de la liberté de ses sujets, parce qu’il s’était persuadé, comme il le dit lui-même, que « la nation ne faisait pas corps en France, et qu’elle résidait tout entière dans la personne du prince. » Ce panthéisme royal qui absorbait un peuple dans un homme le conduisit à fouler aux pieds les plus simples notions de l’équité; il fit disparaître toutes les garanties individuelles, créa des lois de suspects comme le comité de salut public. Son pouvoir fut tout à la fois aveuglément despotique et sagement réparateur.

Un principe de droit public qui remontait à l’époque de la première féodalité voulait que personne ne fût soustrait à ses juges naturels. Les ordonnancées de la troisième race confirmèrent toutes dans les termes les plus formels cet axiome, que la révolution et le code civil ont définitivement consacré; mais les Capétiens, tout en l’affirmant, ne se faisaient aucun scrupule de le violer, et depuis Philippe le Bel jusqu’à Louis XVI nous trouvons à côté des bailliages, des sénéchaussées, des présidiaux, des parlemens, une justice plus puissante et plus haute, irresponsable, affranchie des entraves gênantes de l’appel, et qui devait compte à Dieu seul de ses arrêts et de ses erreurs; plus on approche des temps modernes, plus elle s’élève, comme un privilège immense, au-dessus de tous les privilèges et de tous les droits. Elle les domine et les annule; lorsqu’elle étend sur un sujet sa main redoutable, chacun s’incline, et les légistes eux-mêmes répètent la vieille formule : « laissez passer la