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poudre de succession séparait pour jamais de leur trésor. Mme Dreux, femme d’un parlementaire fort estimé, avait tenté plusieurs fois de briser des nœuds qui contrariaient ses penchans à la vie galante en offrant 2,000 écus, une bague et une croix de diamans pour payer la mort de son mari; elle avait tenté d’empoisonner avec des fleurs la fiancée de l’un de ses amans. Chacun le savait; elle avait même été mise à la Bastille, mais elle n’en était pas moins reçue dans le meilleur monde et fêtée partout. M. de Coulanges rima des épigrammes contre M. Dreux, et Mme de Sévigné, qui n’est souvent que le spirituel écho des sottises de son temps, s’est fait un malin plaisir de nous les transmettre. Cependant, tout en se moquant des autres, on tremblait pour soi-même, et, depuis le roi jusqu’aux plus obscurs de ses sujets, chacun s’entoura de précautions minutieuses. Les gobelets d’or, d’argent ou d’étain, dans lesquels on avait bu jusqu’alors, furent remplacés par les verres, car certains vases de métal étaient préparés de manière à communiquer aux boissons des propriétés vénéneuses; quand on dînait en ville, même chez des amis ou des parens, on emportait son couvert. Le linge n’était blanchi que par des personnes de confiance, sous les yeux de la maîtresse de maison; les lettres étaient désinfectées comme en temps de peste, et les dames n’acceptaient plus de bouquets, parce que les fleurs elles-mêmes étaient devenues suspectes. En voyant des hommes dans la force de l’âge, des femmes brillantes de jeunesse et de santé tomber comme frappés de la foudre, ou dépérir sous les étreintes d’un mal inconnu, on avait fini par attribuer au poison la mort de tous les grands personnages : Colbert, Louvois, le chancelier d’Aligre, le duc de Savoie, l’archevêque Péréfixe, le président de Lamoignon, Fontanges, Mme Henriette. On cherchait partout des coupables, et les soupçons s’égaraient au hasard. Racine lui-même ne put y échapper; il fut accusé d’avoir empoisonné Mlle Du Parc, la plus brillante actrice de la troupe de Molière, et, comme l’a dit la Voisin dans son interrogatoire, « le bruit en fut assez grand » pour que Louvois écrivît au lieutenant de police que le roi attendait ses rapports pour faire arrêter le poète[1].

Les catastrophes se succédèrent avec une telle rapidité de 1670 à 1680 que Louis XIV, qui jusque-là n’avait pas été renseigné d’une manière exacte et ne pouvait supposer que de pareils attentats souillaient son royaume, crut devoir intervenir directement, sans se douter d’abord de la profondeur du mal et des révélations accablantes qui allaient surgir contre les membres des plus grandes familles, les magistrats, la noblesse de la cour. Il était profondément

  1. Tome VI, p. 50, 51.