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homme à la mer. Plus tard, vis-à-vis de Marino Faliero, même jeu, même palinodie. Un vieux doge au pouvoir, passe encore, mais un vieux doge décapité, vite qu’on m’ôte cet affreux scélérat de devant les yeux, et ne me brouillez pas avec la république de Venise ! « Ce chef suprême, on l’a traîné comme un esclave sur la place Saint-Marc, la plus belle que j’aie jamais vue, et qui fut jadis témoin des honneurs rendus à toute une suite d’aïeux triomphateurs ; là, le bourreau, après l’avoir dépouillé des insignes de la dignité souveraine, lui a publiquement tranché la tête et son sang a rougi l’entrée du palais et ce magnifique escalier de marbre consacré aux fêtes et souvent jonché des richesses prises sur l’ennemi. Les bruits dont cet événement est le sujet sont si divers que je ne sais qu’en dire, ne voulant rapporter que ce qui est certain. On prétend qu’il avait voulu changer la forme du gouvernement ; en ce cas, ceux qui l’ont condamné n’ont pas eu tort, bien qu’à mon avis on aurait pu montrer moins de rigueur ; mais il n’est point facile de modérer l’ardeur d’un peuple justement indigné. Pour moi, mes sentimens sont partagés ; j’éprouve à l’endroit de cet infortuné vieillard une sorte de sympathie mêlée de colère. Sur le seuil du tombeau, qu’avait-il besoin de se lancer en pareille entreprise ? La sentence portée contre lui prouve sa folie. Je l’ai autrefois connu beaucoup ; c’était un homme de plus de renommée que de mérite, de plus de courage que de sagesse. Puisse l’exemple servir à ses successeurs et leur enseigner à se conduire comme des chefs d’état et non point comme des tyrans, et encore quand je dis chefs d’état, je dis trop, car ils ne sont rien de plus que des serviteurs attitrés de la république. »

Quel sublime détachement des calamités ambiantes, et que celui-là est donc un personnage heureux qui peut à ce point se désintéresser des grandes et petites misères du prochain ! Ces amis fameux, ces héros ne l’émeuvent que parce qu’il se mêle au vertige de leur existence, il les chante, les admoneste, point de vil calcul, d’artière-pensée mesquine et basse : tant qu’ils sont en scène, il les accompagne du bruit de sa symphonie héroïque ; mais, sitôt disparus, les voilà passés à l’état d’obstacles, et comme il chantait à leur sujet, il philosophe, il écrit des traités pour combattre « la bonne et la mauvaise fortune, » de remediis utriusque fortunœ, traités bourrés d’exemples empruntés à ses amis de l’antiquité et qu’il a toujours soin de dédier à l’homme du moment. « Quand le bonheur cherche à nous mettre à mal, la vertu seule pourrait nous défendre contre ses attaques, mais nous aimons mieux nous laisser vaincre et nous attacher à la roue, nous élevant et nous abaissant à son caprice. » Et d’abord ce bonheur, qui de but en blanc fait ainsi le siège des individus, me paraît un bonheur d’assez rare