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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/338

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même Socrate), on accordera donc que nous nous faisons l’idée d’un homme en soi, distinct de tout homme individuel, et dont chacun approche ou s’éloigne plus ou moins. »

À ces dernières paroles, vous le devinez bien, le contradicteur positiviste va jeter les hauts cris. Quoi ! est-ce possible? Vous croyez à l’homme en soi? Vous admettez la réalité de ce concept? Vous ne voyez pas que c’est une pure abstraction, dont l’expérience sensible vous a fourni les élémens? Vous connaissez tel homme plus véridique, plus courageux, plus intègre que tel autre; voilà le point de départ de votre combinaison, voilà l’origine de ce type dont vous parlez, mais ce type n’a rien de réel et l’homme en soi n’existe pas. — M. Janet reconnaît volontiers que les élémens de cette conception nous sont fournis par l’expérience; il affirme cependant qu’aucune expérience ne nous l’a fournie tout entière, et il écrit cette belle page inspirée à la fois et de la philosophie de Platon et de la théologie chrétienne : « Dans chaque cas particulier, voyant un homme qui agit d’une certaine manière, je m’en représente un autre qui vaudrait mieux. Celui-ci m’étant donné à son tour, j’en conçois un troisième qui vaudrait mieux encore, et bientôt, me familiarisant avec ce mode de raisonnement, je conçois que tout homme, si excellent qu’on le suppose, pourra être toujours conçu comme inférieur à quelque autre que j’imaginerais. A la limite de ce processus, je conçois donc un homme tel qu’il ne pourrait pas y en avoir un plus excellent. C’est cette double nécessité d’avoir un type ou modèle moral supérieur à tout homme en particulier, et qui ne soit pas cependant une vide abstraction, qui a donné naissance à la grande conception chrétienne de l’homme-Dieu. D’une part, il n’y a qu’un Dieu qui puisse être parfait ; de l’autre, il n’y a qu’un homme qui puisse servir de modèle à l’homme. »

Assurément cet hommage au christianisme est tout philosophique, c’est un hommage extérieur, si je puis ainsi parler; n’est-ce pas cependant un symptôme significatif que cette disposition nouvelle d’un esprit aussi ferme et aussi sincère que celui de M. Paul Janet? Quand il expose la sublimité des devoirs qui font entrer l’homme dans l’ordre du divin, quand il décrit cette moralité si haute qui nous rend capables d’aimer divinement, de souffrir divinement, de nous sacrifier divinement, quel est l’exemple qu’il invoque? quel est le nom qu’il prononce? L’exemple et le nom de la mater dolorosa. Ici, lorsqu’il rappelle ce type platonicien, l’homme en soi, et qu’il en défend l’idée contre les écoles physico-chimistes du XIXe siècle, il arrive à proclamer très haut que la conception la plus pure d’une dialectique ardente à poursuivre le parfait absolu est conforme à l’idée de l’homme-Dieu. Que l’auteur croie ou non à la réalité de cette idée, l’affirmation de l’idée même est si forte chez lui, elle est