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j’étais seul, éveillé, je m’entretenais facilement de mes occupations de la vie et de mes études chéries. Je n’éprouvais aucune gêne dans l’exercice de ma pensée. Je me félicitais de pouvoir arranger dans ma tête les propositions principales d’une leçon et de ne pas trouver plus de difficulté dans les changemens qu’il me plaisait d’introduire dans l’ordre des idées. Je ne me croyais donc pas malade; mais, dès qu’on venait me voir, je ressentais mon mal à l’impossibilité où je me trouvais de crier : «Bonjour, comment vous portez-vous? » En réfléchissant sur la formule chrétienne qu’on nomme la doxologie : « gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit, etc. », je sentais que j’en connaissais toutes les idées, quoique ma mémoire ne m’en suggérât pas un mot. — J’appris donc que, du logos complet, je ne possédais pleinement que la partie interne et que j’en avais perdu la partie externe.

« Je ne pouvais me consoler par la lecture. En perdant le souvenir de la signification des mots entendus, j’avais perdu celui de leurs signes visibles. La syntaxe avait disparu avec les mots, l’alphabet seul m’était resté; mais la jonction des lettres pour la formation des mots était une étude à faire. Lorsque je voulais jeter un coup d’œil sur le livre que je lisais quand ma maladie m’avait atteint, je me voyais dans l’impossibilité d’en lire le titre.

« Après quelques semaines de tristesse profonde et de résignation, je m’aperçus qu’en regardant de loin le dos d’un in-folio de ma bibliothèque, je lisais explicitement le titre : Hippocratis opera. Cette découverte me fit verser des larmes de joie. J’usai de ma faculté pour rapprendre à parler et à écrire. Mon éducation fut lente ; mais les succès devenaient sensibles tous les quinze jours. »

Un fait analogue est arrivé au professeur Rostan, de Paris. Il lisait un des Entretiens littéraires de Lamartine, quand subitement il s’aperçoit qu’il ne comprend plus bien ce qu’il lit; il s’arrête un instant, reprend sa lecture, et constate de nouveau son impuissance. Il veut parler, et il bredouille des paroles entrecoupées; il veut écrire et ne peut tracer sur le papier un mot ayant une signification raisonnable. Il se demande alors s’il n’est pas paralysé, et reconnaît qu’il peut mouvoir ses bras, ses jambes, sa langue, ses lèvres. Il sonne, et, quand on vient à lui, ne peut rien exprimer. Alors on fit venir un médecin ; Rostan ne put rien lui dire, mais se contenta de relever sa manche et de montrer le pli du coude pour indiquer qu’il voulait être saigné. Quelques heures après, la parole était revenue.

Quoique l’aphasie ne soit pas une maladie fréquente, il est facile d’observer des sujets qui en sont atteints. On les garde en effet fort longtemps dans les hôpitaux, et, comme presque toujours ils ont un côté du corps paralysé, on les fait passer ensuite à Bicêtre ou à la Salpêtrière, et là ils sont soumis de nouveau à des investigations