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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/434

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de la fleur, et passent leur vie, selon l’expression américaine, a à faire chanter le cœur. » Ce n’est pas pourtant la morale publique qui les tient parquées au théâtre dans un cercle dont il leur est interdit de franchir les limites, c’est uniquement le préjugé de la couleur; tout métis, à quelque degré que ce soit, se ferait lapider, s’il s’avisait de paraître au même rang que la société blanche. Du reste les mulâtresses et les quarteronnes ne sont point délaissées; on vient à elles avec empressement malgré la réprobation qui s’attache à leur teint jaune, et les railleries dédaigneuses des femmes du monde, les ricanemens du public de nuance plus foncée, relégué au comble, protestent seuls contre cet insolent et magnifique étalage des charmes du sang mêlé.

Les trois coups d’archet annonçant le deuxième acte mirent fin au bruit flottant de mille causeries. Il y eut un moment de va-et-vient tumultueux, prélude du plus profond silence. Pendant ce désordre, un jeune homme entra pour la première fois dans la salle et se dirigea vers l’un des fauteuils de l’orchestre; il allait s’y asseoir lorsqu’il fut arrêté par une voix brève et impérieuse, partie de la stalle voisine : — Pardon, monsieur, vous ne pouvez occuper cette place.

L’étranger, arrivé tout récemment de France, abaissa son regard sur la personne qui l’interpellait ; c’était un jeune fat à la pose nonchalante, dont les traits efféminés et lourds tout ensemble offraient le type espagnol alangui assez commun en Louisiane. Le nouveau-venu fut étonné de l’indignation qu’exprimait cette physionomie, mais crut comprendre que la place était prise et se préparait à en chercher une autre, quand M. Vernon, ancien négociant fort riche, lui toucha l’épaule tout à coup. — Venez plutôt avec moi, mon cher Max, ma femme vous réclame, lui dit-il en l’entraînant.

Cette petite scène avait passé inaperçue, l’attention étant absorbée par la musique de Donizetti; cependant, dix minutes après, plusieurs lorgnettes se braquèrent sur une loge d’avant-scène, et l’exemple ne tarda pas à être généralement suivi. Personne moins que Mme Vernon n’avait chance de faire sensation ; l’habitude était prise de la voir chaque semaine à cette même place, et si l’on se tournait vers elle, c’était pour la saluer avec la déférence due à son âge. La perruque vénérable de M. Vernon était aussi trop connue pour qu’on s’avisât de l’étudier avec une pareille persistance. Le point de mire de tous ces regards ne pouvait être que l’étranger assis en leur compagnie.

Certes il était assez beau pour qu’on l’admirât, mais la ténacité apportée dans cette admiration risquait de ressembler à de l’impertinence; du reste celui qui l’avait suscitée ne voyait rien, absorbé qu’il était de son côté dans une contemplation exclusive et profonde.