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opulent et assez ami des arts avait pu obtenir pour orner sa villa le concours de trois des plus grands artistes de la Venise du XVIe siècle? quelles charges ce personnage avait-il occupées dans l’état? quels services publics avait-il rendus? quels avaient été son renom, sa famille, sa vie ? Et voilà notre auteur en chasse. Ses premiers pas sont heureux, et il faut avouer que son patricien, hier, paraît-il, inconnu, ne se cache pas derrière de bien obscures ténèbres. Au fronton de la villa se lit une inscription : « Marco-Antonio Barbaro, procurateur, chevalier, fils de François. » C’est le nom du glorieux fondateur. Dans une des églises de Venise se trouve une autre inscription : « Marco-Antonio Barbaro, né en 1518, sénateur, ambassadeur en France, ambassadeur à Constantinople, ambassadeur à Rome, il reçut Henri III à Venise, reconstruisit le pont du Rialto, signa la paix avec le Turc après Lépante, fut nommé procurateur. Il mourut sage-grand en 1595, après avoir été trois fois réformateur de l’université de Padoue. »

Deux esquisses biographiques en large style lapidaire, n’offrant aucune difficulté d’interprétation, concordantes entre elles, donnant jusqu’aux dates principales, c’est là un beau commencement d’enquête et une rare bonne fortune pour l’historien qui veut reconstruire la vie d’un personnage des temps passés. Aussi voudrais-je en prendre occasion de faire à M. Charles Yriarte une certaine querelle et d’essayer sa propre défense contre lui-même. Il nous parle beaucoup dans son livre d’un curieux « procédé de restitution » qui, poursuivi sans relâche avec une industrie particulière à travers les obscurités d’une prestigieuse énigme, lui aurait enfin livré la solution du problème. N’est-ce pas donner de son étude une fausse idée? M. Yriarte n’a pas fait et n’avait pas à faire ni une enquête à la manière d’un juge d’instruction ou suivant la méthode de certains romanciers célèbres, ni un travail de science sévère, de rigoureuse érudition.

Je conçois qu’on parle d’un réel « procédé » quand il s’agit d’érudition pure, d’épigraphie antique, d’archéologie. Qu’on lise attentivement, et en refaisant tout le travail pour son compte pas à pas, quelques-uns des excellens mémoires de Borghesi par exemple ; certes on découvrira une marche toujours la même de travail critique, de raisonnement inventif et divinatoire, de comparaison féconde, de construction, de restitution. Cuvier, avec un fragment de squelette, réédifie un monstre antédiluvien ; Borghesi, avec un fragment d’inscription, restitue l’histoire d’une légion romaine ou le cursus honorum, c’est-à-dire toute la carrière politique et militaire d’un contemporain d’Auguste ou de Trajan. Tous deux, le naturaliste et l’épigraphiste de génie, s’avancent à travers des ténèbres où les vides et les ruines multiplient les dangers : ils doivent observer toutes les règles d’une marche circonspecte et défiante; avec ce peu d’indices qui se présentent à eux, s’ils en omettent ou s’ils en interprêtent