Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/54

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

teigneux, il le lui achète au prix qui lui est demandé ; puis, pendant trois nuits consécutives, il promène et baigne le sonipède dans la rosée du jardin. Quand cette médication est terminée, Ilia se place à cheval devant une haute muraille, et la bête rustique, devenue un coursier héroïque, la franchit d’un seul bond. Alors Ilia demande à ses parens leur bénédiction et s’en va dans la campagne rase. Pourquoi le fils de paysan quitte-t-il la charrue pour courir la steppe? Il le faut bien, dans l’intérêt même de l’agriculture. C’est le temps où la sainte Russie est en proie aux forces mauvaises, infestée de monstres, de brigands et de païens. Ilia, c’est le libre paysan qui saisit le fer sacré pour la défense du sol.

Bientôt il rencontre une tente blanche dressée au pied d’un chêne. Il y entre et trouve un lit de 70 pieds de longueur. Bravement il s’y couche et s’y endort d’un sommeil héroïque[1] qui dure trois jours et trois nuits. Soudain on entend du côté du nord un bruit terrible : la terre maternelle en est ébranlée, la forêt sombre ondule comme un champ de blé, les fleuves débordés escaladent leurs rives. Ilia dort toujours. Alors son bon cheval l’éveille en le touchant de son sabot, et, prenant une voix humaine, comme les coursiers homériques d’Achille, lui dit : « Debout, Ilia de Mourom ! pendant que tu sommeilles, tu ne sais pas le danger qui te menace. Voilà Sviatogor qui revient dans sa tente. Laisse-moi fuir dans la campagne rase et monte toi-même sur le chêne humide. » Ilia avait à peine suivi ce conseil qu’il voit s’avancer, dominant de sa poitrine les hautes forêts, touchant de sa tête les nuages voyageurs, un cavalier qui porte sur son épaule un coffret de cristal. Arrivé au pied du chêne, il ouvre le coffret avec une clé d’or; il en sort une femme héroïque d’une merveilleuse beauté. Elle prépare le dîner de Sviatogor, qui mange et s’endort sur son grand lit. C’est alors qu’elle avise Ilia dans les branches du chêne. Elle le somme de descendre, autrement elle avertira le géant. Quand il est descendu, elle l’invite à se livrer à l’amour avec elle, autrement elle réveillera Sviatogor et dira qu’il est venu pour lui faire violence. Ilia est bien obligé de céder. Comment ne pas reconnaître dans la chanson russe cette singulière donnée du conte arabe qui sert d’introduction aux Mille et une Nuits? Là aussi, d’un coffret porté par un géant, sort une belle et perverse captive qui pendant le sommeil de son époux se charge

  1. L’épithète d’héroïque (bogatyrskii) revient souvent dans les chansons. Elle s’applique à tout ce qui participe à la nature extraordinaire du héros. Ainsi il y a le cheval héroïque qui franchit le Dnieper d’un seul bond, la femme héroïque qui resplendit d’une beauté presque divine, le cri héroïque qui fait chanceler les palais sur leurs fondations, le sommeil héroïque qui dure des jours et des mois, même le ronflement héroïque, qui ressemble au roulement du tonnerre ou au fracas des charrettes tatares. C’est dans ce sens particulier que nous emploierons souvent cette épithète.