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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/657

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Je remerciai Manuel de sa franchise, qui répondait, sans qu’il le sût, à mon désir. Il se fit apporter une autre bouteille de vin de Tudela, et commença ainsi son histoire.


II.

Vous saurez d’abord, mon ami, que je suis né à Sare, tout près d’ici. Mon père fut obligé de servir le premier empereur, car les Basques français, depuis la révolution, n’étaient plus libres; mais ses aïeux labouraient leur champ à Sare dans un temps où les Escualdunac ne connaissaient même pas le roi de France, Ma mère était une Navarraise de Vera, ce bourg qui est de l’autre côté de la Rhune, et ses parens pouvaient s’appeler aussi cristianos viejos, comme on dit là-bas. Entre Basques de France et d’Espagne, les mariages ne sont pas rares, comme vous pouvez croire, et ils l’étaient encore moins autrefois. Je perdis mon père à l’âge de deux ou trois ans et me trouvai fils unique. Ma mère me confia pour m’élever à son frère don Joaquin Haristeghia, alors curé de Lesaca. Si vous allez d’Irun à Pampelune, vous trouverez à votre droite, une demi-lieue plus loin que Vera, un grand pont très pittoresque sur la Bidassoa, et de l’autre côté de la rivière vous verrez dans une gorge sauvage la vieille tour de Lesaca. C’était la capitale d’une vallée qu’on appelle les Cinco-Villas, c’est-à-dire d’une république de cinq villages, plus fière que les États-Unis d’Amérique.

Mon oncle m’apprit le latin, l’espagnol et surtout le basque. C’était un prêtre savant et pieux, fort honoré dans le pays; mais il eût mieux aimé, je pense, commander un régiment qu’une paroisse. Tout jeune, il avait quitté l’université de Valladolid pour suivre le fameux Espoz y Mina quand les provinces de la Navarre se soulevèrent contre Napoléon. Aussi laissait-il bien souvent les historiens et les poètes pour me raconter ses propres batailles, et il retrouvait l’ardeur guerrière de sa jeunesse en me parlant de ces terribles embuscades de Mina qui écrasèrent tant de Français. J’ouvrais mes oreilles toutes grandes à ses récits, et ce grain-là, mon ami, tombait en bonne terre. A seize ans, je ne rêvais, que la poudre, et je méditais de me faire naturaliser Espagnol pour demander une place de cadet dans un régiment du roi. Le moment eût été mal choisi, car la faction Christine gouvernait le vieux Ferdinand, et, loin de donner des emplois aux royalistes, on les destituait pour mettre partout des constitutionnels..

Je revins chez ma mère, et l’aidai à cultiver le petit domaine paternel, comme nous faisons tous dans notre pays; mais j’aimais mieux la chasse que la charrue, et j’étais presque toujours de l’autre côté, de la frontière, où il y a plus de gibier qu’ici. Vous avez vu les