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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/686

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et que ce fiancé fidèle, Manuel Sorrondo, était digne de sa main. Je n’ai jamais bien su comment la chose s’était passée, mais les pères ne sont pas d’ordinaire trop sévères pour leurs filles : celui-ci, je pense, ne gronda pas beaucoup la sienne. Paula vint me retrouver les yeux brillans de joie, mais avec un peu plus d’embarras qu’auparavant. Errecalde vint un moment après; il me tendit la main en souriant et serra fortement la mienne. Le digne homme ne s’était vraiment douté de rien : — Parbleu, me dit-il, quand je vous ai vu jouer à la pelota à Saint-Jean-de-Luz, j’ai toujours pensé que vous feriez votre chemin.

Le soir même, j’écrivis au brigadier Ituritza pour lui annoncer que je donnais ma démission. Ensuite je fus à Sare passer quelques jours chez ma mère, et c’est de là que je revins avec une joyeuse et brillante escorte de jeunes gens prendre ma fiancée pour la mener à l’église. Comme elle était belle ce jour-là!.. En traversant la place d’Ascain, elle s’arrêta tout à coup et se tourna vers moi, me montrant du doigt une figure étrange qui me fit aussi tressaillir. C’était une vieille femme, ridée et courbée, vêtue de haillons noirs, qui s’appuyait sur un bâton et regardait passer le cortège avec un rire méchant. Il me sembla reconnaître ce visage diabolique : je me rappelai tout à coup la cascarota que j’avais rencontrée à Saint-Jean-de-Luz. Pendant la messe, tandis que j’étais assis à côté de Paula, je la vis jeter sur mes genoux un coin de son tablier pour éviter l’esteca, le maléfice,... Pauvre enfant! il eût fallu d’autres précautions! — Je ramenai ma femme à Aguerria, et, le soir, le double chœur des jeunes gens et des jeunes filles de Sare et d’Ascain vint nous chanter devant la maison ce refrain charmant que vous avez entendu l’autre soir. C’est alors, dans le plus doux moment de ma vie, que je l’ai entendu pour la première fois... Ah! qu’il m’est odieux aujourd’hui!

Sorrondo s’arrêta encore, et ses sourcils se contractèrent avec la plus sombre expression. Puis il reprit son récit :

Vous allez voir, mon jeune ami, ce qu’il arrive d’un homme que le destin a condamné. J’étais heureux, n’est-il pas vrai? Je possédais ce que l’homme désire le plus dans sa jeunesse, une femme adorée et longtemps attendue, dont j’étais également aimé. Dans ce premier enivrement de l’amour satisfait, j’avais tout oublié, même mon épée!..

On était au mois d’avril de l’année 1837. Peu de jours après mon mariage, n’ayant encore reçu d’Espagne aucune réponse, j’appris par un journal de Bayonne les nouveaux succès de l’armée royale. L’infant don Sébastien venait d’ouvrir la campagne par deux victoires remportées à Zornoza et au passage des Deux-Sœurs, las Dos Hermanas, dans les montagnes qui séparent le Guipuscoa de la Navarre. Au