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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/693

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Vous me demanderez peut-être si la guerre n’adoucit pas un peu ma douleur. Oui, par momens, mais je ne pouvais pas oublier que mon amour pour les batailles avait tué Paula, et cet affreux souvenir me suivait partout. D’ailleurs là aussi je trouvai des chagrins. Deux fois je marchai sur Madrid, avec Zaratiégui d’abord, peu de temps après mon malheur, et l’année suivante avec le comte de Negri. Deux fois il nous fallut rebrousser chemin sur l’Èbre malgré nos victoires. Et puis je vis fusiller quatre généraux basques, Guergué, Sanz, Garcia, Ibaniz, par ce Judas de Maroto, qui nous vendit après! Ah! mon ami, comment se fait-il que l’on trouve tant d’amertume au fond des passions les plus belles et les plus généreuses?..

Lorsque Charles V rentra en France, j’étais dans les bataillons navarrais qui l’escortèrent jusqu’à la fin en combattant pied à pied, sans espoir. Je revins alors chez ma mère. Le père de Paula était mort de chagrin. J’allai à Lesaca chercher les restes de ma chère femme et je les apportai à Ascain. Je vous ai dit qu’elle avait une petite sœur, tout enfant à cette époque. On la maria plus tard : leur fils unique, Domingo, est orphelin depuis deux ans, et je suis venu habiter avec lui ce domaine, qui lui appartient. De ma chère Paula, de mon bonheur si passager, il ne me reste que le souvenir et ce petit portrait que vous avez vu dans ma chambre. Paula l’avait fait peindre à Bayonne, où elle avait rencontré un artiste qui passait par là. Elle l’avait fait peindre pour moi, disait-elle, dans le costume qu’elle portait le jour de notre première rencontre à Lesaca.

Le guérillero s’arrêta, et des larmes qu’il avait retenues jusque-là coulèrent sur ses joues hâlées; puis se levant brusquement : — Je suis encore Sorrondo, s’écria-t-il, et les negros vont me reconnaître! — Domingo vint nous dire que minuit avait sonné. Manuel jeta sur son épaule son manteau, qui cachait un sabre, et nous descendîmes d’Aguerria. Domingo devait accompagner son oncle jusqu’à la frontière. A quelque distance du village, sur la route, je trouvai la toiture d’Edouard qui m’attendait. Je serrai encore une fois la main de Sorrondo et partis en lui disant : A revoir !

J’aurais aimé en effet retrouver ce vaillant soldat; mais je ne l’ai plus revu, n’étant pas retourné dans le pays basque. J’ai appris seulement que Manuel était rentré chez lui peu de jours après notre séparation, l’entreprise dont il se mêlait ayant misérablement avorté. L’année dernière, au mois de juin, je reçus de mon ami Edouard D... une lettre où se trouvaient ces mots : « Sorrondo est rentré en Espagne avec don Carlos et son ancien camarade le maréchal Elio. Il ne verra pas le succès des Basques : il a reçu deux balles dans la poitrine, à Eraul, en menant à la charge un bataillon navarrais. »


S. JACQUEMONT.