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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/697

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la responsabilité chez les peuples comme chez les individus. De cette liberté, il faut déplorer sans doute et blâmer la défaillance ou l’abus; mais d’autre part c’est un devoir impérieux pour l’historien, en appréciant ou en essayant de comprendre la conduite des peuples, de tenir un grand compte des tentations ou des difficultés imposées, soit par la nature, soit par la puissance imprudemment concédée à certaines institutions ou à certains hommes : il doit mesurer en un mot le mérite à l’effort plutôt qu’au succès. Or une des manifestations de cette loi morale a été la doctrine de la distinction et de la séparation légitime des races au nom du droit naturel et du commun sentiment de l’indépendance nationale. En présence du fait de la conquête, si fréquemment renouvelé sur la scène générale de l’histoire, cette doctrine commandait à l’historien une grande sympathie pour les vaincus, surtout dans les cas où une longue résistance patriotique, transmise d’âge en âge, attestait la protestation d’une vitalité durable. On comprenait en même temps mieux qu’on ne l’avait fait jusqu’alors combien c’était un devoir étroit et une loi de bon sens, pour quiconque aspirait à l’intelligence des siècles passés ou des nations étrangères, de s’initier par une étude patiente aux idées, aux institutions et aux mœurs des divers pays et des diverses époques; on apprenait à observer ce qu’on appelait la couleur locale, on en faisait comme une obligation de déférence et d’équité envers ceux dont on écrivait l’histoire comme à l’égard des lecteurs qu’on voulait instruire. D’une part, en effet, la France de la révolution s’était flattée de servir la cause de tous, non pas la sienne seule, par la propagande de ses principes nouveaux ; de son côté, l’empire avait vu se multiplier en tous les sens, de notre fait ou contre nous, l’invasion et la conquête. A la suite de tant de violences, il y avait eu des réactions légitimes contre les plus puissans envahisseurs; les malheurs avaient porté leurs enseignemens. Une généreuse pensée de respect ou d’égards mutuels, une amère expérience, un aveu de fautes réciproques, avaient achevé de réconcilier l’esprit français avec les autres peuples et avec les autres temps. La doctrine de la distinction des races, née à la fois d’une vue scientifique et d’une idée morale, soucieuse du sentiment national et des droits de chacun, était également éloignée de favoriser, soit les haines réciproques et la conquête, dont elle dénonçait les injustices, soit ce vague cosmopolitisme qui, prétendant abaisser d’injustes barrières, parvient seulement à éteindre dans le cœur de l’homme quelques-uns des meilleurs instincts.

Il est vrai que toute doctrine peut être altérée et corrompue par les esprits faux ou par les ambitions égoïstes. Nous avons vu des politiques rusés et violens transformer celle-ci, au profit de leurs calculs, en cette perfide théorie des nationalités au nom de laquelle,