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rançonner. En revanche, les deux Vladimirs historiques sont des princes essentiellement actifs, énergiques, toujours en campagne, tandis que celui des bylines ne sort presque jamais de son palais. Il faudra demander à la mythologie l’explication de cette inaction.

Nos chansons de gestes ont souvent confondu Charlemagne avec ses héritiers, même indignes. De même les chansons russes ont emprunté des traits à plus d’un successeur de saint Vladimir pour en former l’image épique du Beau-Soleil. Dans les poèmes bien conservés, on voit que nous sommes encore dans la période varègue. Kief est le centre de l’empire russe, et non pas Moscou. Vladimir est un grand-prince, non un tsar. Sa cour reflète la simplicité patriarcale des temps primitifs. Il n’y a point d’étiquette rigoureuse, point de discussions sur le tchin ou le miesto. Sa table est la table ronde du roi Arthur, où tous les paladins sont égaux. Les étrangers entrent de plain-pied dans sa grande salle; si le prince ne s’y trouve pas, ils vont le chercher à l’église. Pas d’huissiers, ni de gardes, ni d’échansons, ni de courtisans. Vladimir, de sa propre main, verse aux héros le vin d’honneur ; il descend lui-même à sa cave pour y chercher les présens. Dans les bylines qui ont subi des influences postérieures, se montre le faste princier; les officiers de la couronne, les princes-boïars, les princes-voleurs éclipsent les bogatyrs. Vladimir n’est plus aussi abordable; il faut passer par de nombreux intermédiaires pour être admis à son audience, il ne daigne plus marcher lui-même, et des serviteurs le soutiennent pompeusement sous les bras comme un despote d’Orient. En même temps cette sorte d’égalité héroïque entre le Beau-Soleil et ses paladins s’est altérée. Il est devenu un maître impérieux qui d’un geste les envoie au supplice ou les plonge en un cachot. C’est déjà Siméon le Superbe ou Ivan le Grand, contenant sous leur main redoutable une aristocratie frémissante. Puis le caractère tyrannique d’un pouvoir devenu absolu s’accentue encore davantage. Aux « bourreaux impitoyables » qui accompagnent désormais tous les pas de Vladimir, on reconnaît en lui une sorte d’Ivan le Terrible. Pour que nous ne puissions nous y méprendre, un des boîars-scélérats qui l’entourent porte le nom de Maliouta Skouratof, l’âme damnée d’Ivan IV, si célèbre dans les chroniques comme dans les légendes du XVIe siècle. On voit alors Vladimir méconnaître tous les services rendus à la terre russe pour satisfaire ses rancunes princières. Il fait jeter en prison le héros Soukmany, qui a battu les Tatars, mais qui n’a pas rapporté de gibier pour sa table; il fait mourir Lovtchanine; il emprisonne Stavre, il veut faire périr de faim Iliade Mourom; il rebute ou exile les bogatyrs, si bien que la Russie, privée de ses forts héros, est livrée en proie aux Tatars.

Si nous passons aux autres héros du cycle kiévien, nous leur trouvons