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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/76

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très concrètes : il n’y a pas à chercher derrière ses personnages de passé mystérieux. » C’est encore tout le contraire dans les poésies russes, où les héros, même ceux dont les noms sont dans les chroniques, semblent avoir pris la place de personnages très mystérieux, dont l’origine remonte aux sources mêmes de la mythologie universelle. Les ennemis qu’ils ont à combattre n’ont presque pas de forme déterminée : ce sont de monstrueux embryons à peine sortis de la matrice universelle, encore engagés jusqu’à mi-corps dans le chaos panthéistique. Soloveï le brigand est presque impossible à décrire en traits précis; le Serpent de la Montagne se distingue difficilement de la masse confuse de la nuée ou du brouillard. Il est visible que l’imagination russe, lorsqu’elle a été appelée à former des héros vivans, venait seulement d’accomplir son évolution du panthéisme indien au polythéisme européen. On dirait, en parcourant les bylines, que le monde vient de naître : les hommes, les dieux et les animaux y vivent encore dans la promiscuité primordiale. C’est toujours le temps où les bêtes parlaient, où les rivières pouvaient s’animer. Soloveï et Maria l’enchanteresse sont presque des oiseaux, Dounaï et Nastasia deviennent des fleuves. A chaque page, on trouve des serpens qui entrent en négociations avec les hommes, des chevaux qui conversent avec leurs maîtres, des corbeaux qui prononcent des paroles prophétiques, des aurochs qui sont des héros, des cygnes qui sont des jeunes filles. Les choses inanimées ont elles-mêmes une vie et une intelligence. Le bogatyr, avant de lancer sa flèche d’acier, lui adresse un discours, une sorte de conjuration. « Vole au-dessus des bois sombres, vole au-dessous des nuages errans; ne tombe ni dans l’eau ni sur la terre, tombe dans l’œil droit du brigand. » On voit au premier coup d’œil que dans une telle épopée l’élément historique doit être très faible, l’élément mythique très considérable. Si nous cherchons des faits réels, nous sentons le terrain solide se dérober sous nos pieds, et nous sommes entraînés dans le grand courant des fables indo-européennes. Pas une de ces aventures qui ne nous rappelle des traits analogues des Eddas ou des poésies homériques, du Ramayana ou des Niebelungen. A chaque vers, il faudrait évoquer un monde de souvenirs épiques, appeler à son aide l’Olympe et le Walhalla, réveiller tous les panthéons de l’Orient et du Nord. En donnant à Vladimir l’épithète de Beau-Soleil, la chanson russe nous ouvre elle-même la voie des explications mythologiques. Ce Vladimir immobile des bylines, qui rappelle si peu les infatigables Vladimirs de l’histoire, est le soleil en effet. Ces monstres, qui donnent l’assaut à la cité royale de Kief, ce sont les forces sombres ou hostiles de la nature, sinistres personnifications de la nuit qui bannit le soleil, de la nuée qui l’éclipse, de l’hiver qui le fait pâlir. Le prince-soleil, c’est le principe