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sur des visages humains des secrets lugubres et des vérités lentement dévoilées. Le vieux paysan m’adresse donc son triste sourire. — Ce sont là, dit-il, des animaux curieux; ils me rappellent une histoire bien ancienne : un couple de cigognes avait bâti son nid sur notre cheminée, déjà ils couvaient de beaux et gros œufs, quand une méchante idée, comme en a souvent la jeunesse, nous vint à nous autres vauriens. Nous prîmes un œuf d’oie, et en l’absence du mâle, parti pour la chasse aux grenouilles, je montai mettre cet œuf dans le nid. La femelle me regardait, se serrait de côté, mais elle ne quitta pas ses œufs tandis que je glissais celui de l’oie sous elle, et figurez-vous, maître, qu’elle couva un petit oison qui paraissait tout étonné de se voir parmi des cigognes; mais le mâle, à la vue de l’étranger, fit entendre un claquement furieux, s’envola loin de sa femme et s’en alla vivre solitaire, absorbé dans ses réflexions sur le toit du château. Et, — vous ne le croirez pas, — avant de partir cette année-là, les cigognes se sont rassemblées dans le grand pré, derrière la forêt, pour juger l’infidèle. Je l’ai vu de mes yeux; elles formaient le cercle, le mâle claqua du bec, les autres lui répondirent, et la femelle cria d’angoisse; elle était innocente, la pauvre bête, notre enfantillage avait causé son malheur. N’importe, ses juges lui plongèrent leurs grands becs dans le corps, et elle mourut. Cela faisait pitié. — Nous gardons le silence tous deux pendant quelques instans, puis le paysan, s’essuyant le front avec sa large manche de chemise, reprend : — Avez-vous déjà entendu dire, maître, qu’à Toulava un tribunal de paysans avait, il y a quelques jours, interrogé, jugé et condamné des voleurs? Les commissaires de Kolomea doivent être en route, mais ils ne découvriront rien... On tient les uns aux autres, voyez-vous; toute la commune est comme un seul homme ; aux anciens usages, personne ne doit toucher.

Je me récrie : — Mais c’est contraire au droit, contraire à la loi! Qui nous protégera contre l’arbitraire, les mauvais traitemens, les outrages, le meurtre, si le peuple juge lui-même?

— O maître! répond le vieux d’un ton solennel, vous demandez qui nous protégera? Et notre bonne conscience? et la conscience du peuple!.. Quiconque fait le bien n’a rien à craindre, car la voix du peuple, c’est la voix de Dieu.

Sur ces entrefaites, une britchka crottée plus haut que le marche-pied entre dans la cour du château. Deux messieurs en descendent : l’un est de petite taille, asthmatique, sa grosse tête rivée aux épaules comme par une vis, les cheveux collés sur les tempes. Il tient à la main la casquette impériale, que ne saurait supporter son front en sueur, et a déboutonné son uniforme battu par les intempéries