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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/800

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Ce nom ne me surprit pas. J’avais devant moi le dangereux forban qu’on avait surnommé le Pacha, parce qu’on lui connaissait une douzaine de femmes dont il s’était amusé à voler le cœur comme il volait les chevaux, les vaches et le bois coupé.

— Et tu pourrais me sauver, si tu le voulais, sanglota la fille, oui, si tu voulais seulement !

Le Pacha se mit à rire, mais ce rire n’exprima, comme je m’y serais attendu, ni moquerie, ni légèreté; c’était un rire amer qui m’alla jusqu’à l’âme.

— Écoute, Kasia, continua-t-il, — et sa physionomie, si gaie d’ordinaire, devint grave, — dis-moi, t’ai-je promis jamais de t’épouser,... t’ai-je promis quelque chose?..

— Non, répondit-elle inquiète.

— Eh bien ! je vais te dire maintenant ce que je n’ai encore dit à personne. — Que sa voix était en ce moment insinuante et douce! — Si je pouvais prendre femme, je ne prendrais que toi, toi seule, entends-tu ? aucune autre, bien que tu ne possèdes ni terre, ni maison, pas même une vache, et que moi non plus je n’aie rien. N’importe! j’irais sur l’heure avec toi devant le prêtre.

— Vrai?.. — Le regard de la pauvre fille reposa ravi sur celui de son amant.

— Vrai, répondit-il, mais j’ai... j’ai une femme; ma femme vit, et je ne peux la tuer pour t’épouser sous la potence!

— Tu as une femme?..

— Oui...

— Eh bien ! alors tout est perdu, dit Kasia pétrifiée, tout;.. mais je tâcherai de ne pas me plaindre, pourvu que tu n’abandonnes point... ton enfant.

— Je ne vous abandonnerai jamais ! s’écria-t-il, — et la sincérité vibrait dans ses paroles. Si tes parens te chassent, viens chez moi. Je travaillerai pour nous trois.

— Tu travailleras, Stawrowski?..

— Soit ! je volerai ! s’écria le jeune homme avec un élan féroce. Pourquoi pas? Est-ce qu’on ne m’a pas aussi volé ma femme et fait signer des lettres de change jusqu’à épuisement? Vivons et mourons en joie! Ma femme porte une pelisse de zibeline, et les Juifs administrent mes terres à leur profit. — Il éclata de rire. — Cela m’est égal. Ils ont vécu à mes dépens; moi, je vis désormais aux leurs! Si la belle coquine était morte seulement, tu serais ma femme ! En attendant, petite, je les vole à toutes les heures du jour et de la nuit : je leur ai pris leur blé, leurs fruits, leurs filles; on m’a nommé le Pacha, et désormais je suis à toi, tu vivras comme une sultane, notre enfant vivra comme un prince oriental; je leur ferai voir qui est le maître !