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— Qu’il en soit ainsi ! dit Hryn Jaremus en se découvrant avec solennité. La commune veut juger. Que Dieu lui donne sa bénédiction, qu’il nous garde d’injustice, de violence et de péché.

Je vis quelle serait la fin de cette détermination, et m’avançant : — Que prétendez-vous faire? dis-je à la foule. Vous allez violer la loi, troubler l’ordre, rendre le mal pour le mal. Qui vous a autorisés à punir? Si vous jugez ces bandits, vous ne faites pas autre chose que ce qu’ils ont fait eux-mêmes en prenant vos chevaux, en incendiant vos chaumières. Réfléchissez! Puisque vous avez des soupçons, des témoins, des preuves, arrêtez les malfaiteurs et livrez-les aux tribunaux réguliers.

— Cela ne sert à rien, répondit Akenty Prow.

— En admettant que les tribunaux les condamnent, reprit Jaremus, ils reviendront après quelques années prendre leur revanche.

— Pour l’amour de Dieu, voulez-vous donc les tuer? m’écriai-je avec épouvante.

— Qui a dit cela? demanda sévèrement le vieillard.

— Vous ne jugerez pas autrui, continuai-je, n’étant pas vous-mêmes sans péché...

— Aussi n’est-il personne d’entre nous qui se permette de juger, dit Jaremus d’un ton solennel; c’est la commune qui prononcera son arrêt.

J’essayai en vain de calmer cette foule irritée en faisant appel à ses sentimens de charité pour les malheureux que la misère poussait au vol, et qu’on pourrait empêcher de nuire sans recourir aux moyens extrêmes.

— Tout cela est la vérité, interrompit Hryn Jaremus rêveur; mais le moyen d’agir comme vous dites? Nous autres pauvres paysans, nous avons à combattre les élémens, les animaux malfaisans, et parfois en outre quelque épidémie, la guerre, la famine; c’est déjà beaucoup de peine. Nous ne saurions ménager qui ne nous ménage pas. La vie n’est-elle pas assez dure, que l’un puisse nuire à l’autre sans être châtié? L’individu doit céder et périr quand l’intérêt de tous est enjeu. Qui a donné aux abeilles le droit, quand leurs ruches sont remplies, de tuer les fainéans, les bouches inutiles, et de les pousser hors de leur commune, qui?..

— Nous avons le droit, s’écria Théodosie, puisque nous avons la force.

Je saisis par le bras cette femme enragée. — Réfléchis que ta livres ton amant à la mort, quand tu devrais le sauver...

— Le sauver ! répondit-elle avec un éclat de rire. Je veux voir couler son sang ! — Elle se tourna vers la foule : — Si nous les laissons, ces misérables formeront une bande organisée, ils pilleront, assassineront, mettront le feu à tout le pays!..