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il fallait payer la fortune pour ne pas en être ruiné, « Rien ne se donne, tout se paie, » disait le maître que servit Suchet; reste à savoir en quelle monnaie et à quelle échéance il vaut mieux faire le paiement. La monnaie est fort différente en effet selon que le paiement s’effectue avant ou après le succès. Si c’est avant, la fortune se contente d’être payée en sagesse, prudence, courage, humanité; si c’est après, comme on s’est mis à sa discrétion, elle exige des prix terriblement usuraires, réactions acharnées, catastrophes soudaines, malheurs irrémédiables. Suchet trouvait qu’il était meilleur marché de payer d’avance. Il nous a retracé lui-même le tableau de ses campagnes en Aragon, en Catalogne et dans la province de Valence; je sors justement de cette lecture, et je n’ai plus aucune peine à m’expliquer ce constant bonheur. Là on surprend au vif les procédés par lesquels le maréchal ne laissait au destin que juste ce qu’il ne pouvait lui ravir par prudence et par conseil, selon la forte expression de Cromwell. Quelle circonspection de tous les instans! Quels soins pour ne pas se laisser embarrasser et en quelque sorte engorger par les mille incidens qui surviennent à l’improviste en de telles campagnes, par exemple pour tenir toujours sa route libre de ces corps de partisans plus dangereux que les grosses armées, car ils peuvent gêner les mouvemens par lesquels ces dernières peuvent être vaincues! Quel scrupule à tenir exactement le compte des profits et pertes de chaque jour ! Quelle prudence pour ne pas payer la victoire d’aujourd’hui par la victoire d’hier, chance qui arrive souvent à la guerre lorsque le général est plus ardent que sage ! Jamais Suchet ne hasarde rien; s’il fait un pas en avant, il veut être assuré que le terrain sur lequel son pied posait tout à l’heure ne lui sera pas ravi, et qu’il sera libre à l’occasion de s’y replacer. Et quelle modération au sein de la victoire ! En lisant les mémoires de Suchet, on surprend deux sentimens admirables qui, s’ajoutant à sa prudence, ont fait son succès : il estime le vaincu, et il aime le soldat. Il estime le vaincu, et il le montre en n’abusant pas de lui, et il le dit en honorant chaque mot et chaque action héroïque qui partent du camp ennemi; le vaincu le lui rend en modération et en respect. Il aime le soldat, et il le montre en lui évitant toutes les souffrances qui peuvent lui être épargnées par sages mesures, en l’entourant de tous les soins dont il peut être entouré par bonne administration; le soldat le lui rend en bonne tenue, en discipline, esprit de corps, et confiance.

Il y a bien des années de cela, la dernière fois que Paris ait célébré la fête du roi Louis-Philippe, me trouvant mêlé à la foule, je liai conversation avec un vieil invalide, que j’interrogeai sur les événemens auxquels il avait pris part, et surtout sur les chefs militaires