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comment deux personnages d’un caractère si différent avaient eu l’idée de se marier. Pourtant il paraît que ma tante avait adoré mon oncle. Si son humeur était rarement charmante, elle n’était jamais trop chagrine cependant ; mais elle savait me dire parfois : — Monsieur mon neveu ! — d’un air et d’un ton qui me faisaient sentir que je n’étais pas précisément le fils de la maison.

Ne pouvant empêcher mon oncle de courir tout le jour, elle se rattrapait bien sur son neveu. Est-il étonnant que je me rappelle si mal le nom de la ville que nous habitions, puisqu’on me défendait de faire un pas hors de la maison ? Depuis le fin matin jusqu’au soir, on me tenait cloué sur ma chaise, devant une petite table guère plus grande que cette vitre, et me voilà lisant, écrivant, et surtout bayant aux mouches, qui me semblaient bien plus spirituelles que mes livres. Ma tante s’était réservé le soin de mon instruction, ne voulant pas m’envoyer à l’école avec les enfans de troupe, qui étaient tous des vauriens, disait-elle. Je ne voyais mon oncle qu’aux heures des repas, et, forcé de rester immobile et silencieux tout le jour à côté de ma tante, je passai une enfance peu gaie. Le bon Dieu, en rappelant trop tôt à lui les parens, fait faire aux fils un sévère apprentissage de la vie.

Je te donne ces détails pour que tu comprennes mieux comment, sevré d’affection démonstrative et des distractions de l’enfance, j’étais devenu sauvage et timide à l’excès. Je ne vivais pas, j’attendais toujours la vie, vaguement entrevue en suivant le vol de mes petites mouches. J’avais pourtant une récréation bien goûtée : je faisais partie de la musique, et j’allais aux répétitions. La musique était ma grande affaire. On m’avait confié le chapeau chinois. Il parait que j’en faisais assez bon usage, car on me gratifiait du surnom de Chinois. Ma tante elle-même m’appelait ainsi, quand elle ne me donnait pas du « monsieur mon neveu : » — Allons, Chinois ta leçon ! — Cela me reporte bien loin !…

Un soir, nous venions de souper, — il me semble que mon passé s’ouvre et que je reviens à ce soir-là. Ce devait être au commencement du printemps, car je crois me rappeler que, pour la première fois de l’année, nous avions soupé sans lumière. Les jours grandissaient. Mon oncle prétextait déjà quelque affaire pour s’esquiver ; ma tante, en robe brune, rangeait tout par la chambre sans mot dire. J’étais accoudé à la fenêtre et je regardais la campagne, comme nous le faisons en ce moment. J’écoutais des claquemens de fouet dont l’écho se brisait contre le mur de la caserne ; je regardais les carrés des jardins entourés de leurs haies reverdissantes ; je suivais le vol des hirondelles nouvellement arrivées et fendant l’air avec des cris joyeux. De partout me venait, ce soir-là,