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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/926

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à mon professeur, et lui demanda avec intérêt s’il y avait longtemps qu’il avait quitté ses parens. Je me souviens bien de la réponse, car elle fit une révolution en moi. — Mes parens sont morts; je suis seul. — Eh bien ! dit mon oncle, voilà Chinois, notre neveu, qui se trouve dans le même cas. — Était-ce à son nouvel élève, ou à l’orphelin comme lui, que Lavrard, — ainsi se nommait le soldat, — vint alors donner une poignée de main? — C’en était fait de ma vie passée! J’allais avoir un professeur, un professeur de musique! un professeur pour moi tout seul ! Chaque jour un vivant viendrait prendre la place de ma taciturne tante! Et ce vivant était orphelin comme moi, et il avait déjà toute ma sympathie! Je me sentais bien heureux.

Le lendemain, Lavrard fut reçu dans la musique et me donna ma première leçon.

Ma tante, trouvant que le fifre lui écorchait les oreilles, nous relégua dans la mansarde la plus éloignée. Joyeusement se fit notre installation. Lavrard paraissait aussi content que moi du tête-à-tête. Le rebord d’une petite lucarne nous servait de pupitre, et une solide malle recouverte de peau de chien, — je la vois encore, — nous tenait lieu de sièges.

Nous voilà, pendant les premiers jours, pleins d’ardeur pour les gammes. Mon oncle m’avait un peu familiarisé avec les premiers principes de la musique; mes doigts en savaient quelque chose. Je connaissais donc déjà mes notes, et je fis d’assez rapides progrès avec mon nouveau professeur; mais au bout de quelque temps notre zèle se ralentit de part et d’autre. Nous commencions par jouer le plus fort que nous pouvions, en nous serrant contre la lucarne, pour que ma tante nous pût mieux entendre; puis, insensiblement, nous allions decrescendo, piano, pianissimo, et les fifres étaient bientôt mis de côté pour le reste de la leçon.

Alors quelles bonnes causeries à voix basse, comme si nous eussions craint d’être écoutés! Lavrard me disait qu’il était de loin, de bien loin. Jusqu’à l’époque de la conscription, il avait habité un petit bourg qu’il me dépeignait, «et qui se trouvait situé le long d’un fleuve ou d’une rivière. Il y avait autour d’innombrables coteaux de vignes et des forêts de châtaigniers dont il grillait les châtaignes avec ses camarades, dans les prés, tout en gardant leurs troupeaux. Un pauvre musicien de passage lui avait appris à jouer du fifre, et il s’était perfectionné ensuite tout seul en s’exerçant des journées entières le long des grands bois... Quelquefois la conversation se mourait. Il prenait alors son fifre, jouait des airs de son pays, et moi, transporté par je ne sais quel charme, je croyais entendre des bêlemens de troupeaux entremêlés de chants d’oiseaux.