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verts qu’elle tordait dans ses replis transparens. Ces pauvres rubans n’avaient ni paix ni trêve. Lorsque notre silence s’était prolongé quelque temps ou quand les poissons étaient trop lents à mordre à l’hameçon, Lavrard tirait de sa poche son cher fifre, qui ne le quittait jamais, et tout à coup j’entendais la fraîche musique. Je l’écoutais d’abord, immobile, tout fier d’être seul à en jouir, et persuadé qu’il ne jouait ainsi que pour moi seul ; puis je me glissais dans sa tonnelle et m’allongeais à ses côtés.

Un jour qu’il jouait son air favori, un air triste et langoureux, je me mis à regarder son buste reflété dans l’eau. Pour la première fois alors, je fus frappé de sa maigreur. Ses yeux, qui semblaient toujours vous regarder comme de loin, me parurent démesurément agrandis; les pommettes de ses joues étaient saillantes, et une légère moustache noire, estompant sa lèvre, contribuait à accroître encore la pâleur de son visage. Les paroles funèbres de ma tante me revinrent à l’esprit, j’étais prêt à pleurer quand, s’apercevant que je le regardais dans l’eau comme dans un miroir, Lavrard me sourit comme il savait si bien sourire, puis aussitôt il joua un air de vive et preste bourrée, et j’éclatai de rire.

Quand nos lignes étaient de nouveau enroulées, nos poissons pris, bien enfilés dans une tige de saule : — Et le bouquet ! s’écriait Lavrard. — Et il fallait se mettre à cueillir le bouquet de fleurs qu’on offrait à la tante en rentrant. J’avais eu beau le rendre maintes fois dépositaire de mes griefs domestiques : — C’est égal, petit, me répondait-il toujours, c’est ta tante, vois-tu; ses intentions sont bonnes et tu dois chercher à lui plaire. — Il ne sortait pas de là. C’est en cueillant notre bouquet que je pouvais encore reconnaître combien mon ami avait au cœur une bonté universelle. Il jouissait vraiment de la nature en bon père de famille. Quand il m’arrivait d’arracher des racines avec les fleurs, il me grondait. Il me fallait cueillir les fleurs de préférence sur le pied qui en portait un plus grand nombre. — Ne touche pas à cette fleur, disait-il, elle est toute seule. — Je me rappelle qu’un jour, ayant déchiré l’aile d’une libellule, puis l’ayant lancée au-dessus du ruisseau pour voir comment elle allait se tirer d’affaire, je reçus de lui une taloche. Aujourd’hui j’évite d’écraser un insecte qui passe, et chaque fois je pense à Lavrard.

Mon amitié pour lui était celle d’un plus jeune frère pour son aîné, avec ce je ne sais quoi de plus vif qu’elle tirait de mon libre choix. Elle me rendait jaloux, elle me rendait susceptible. Quant à lui, tout en s’attachant à moi de plus en plus, il devenait fantasque et bizarre comme un enfant malade. On lui passait tout, car il n’y avait pas moyen de se fâcher contre lui, — il était si bon fifre et si bon garçon ! Cette longanimité contribuait, je crois, à augmenter