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Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 4.djvu/952

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chevillés à grands coups de participe présent. — Mais, nous dira-t-on peut-être, si vous niez et le drame et le style, que restera-t-il donc, et comment s’expliquer la vogue et la durée de cet ouvrage, proclamé par La Harpe « l’ouvrage le plus éminemment tragique que l’on ait conçu, la plus touchante des tragédies qui existent! » Ce qu’il y a là, c’est le mouvement, le spectacle, une certaine pompe décorative, un remue-ménage théâtral dont Corneille ni Racine ne s’étaient avisés, et cet éternel diable-au-corps toujours à domicile chez Voltaire. Ce qu’il y a surtout, ne l’oublions pas, c’est un sentiment chaleureux de la gloire française en Orient qui met en vibration la fibre nationale. Écoutez le poète s’exalter, se monter la tête ; il a touché le but, écrit une tragédie chrétienne, il ne changerait pas Zaïre contre Polyeucte, car Corneille ne serait point content du troc, ni lui non plus! Et encore se donner du grand Corneille n’est point assez, il ira au besoin jusqu’à l’Eschyle, quitte à comparer ce bon La Harpe à Sophocle !

C’est Sophocle dans son printemps,
Qui couronne de fleurs la vieillesse d’Eschyle.

N’importe, vraie ou fausse, la passion s’agite avec furie; le cinquième acte tout entier brûle les planches. Comment et par quels moyens on y arrive, — petits billets interceptés, cachotteries de boudoir, enfantillages, — je ne veux point ici m’en occuper ; à partir de l’entrée d’Orosmane, l’effroi vous saisit. L’acte est du reste très adroitement mis en scène, et cette fois je ne récriminerai pas contre la lumière électrique. Le décor étroit, sinistre, éclairé seulement d’un pâle rayon de lune, encadre à souhait le conflit tragique. Ces portières qui se lèvent et s’abaissent à chaque apparition donnent un pittoresque étrange au tableau. Tantôt c’est le doux visage de Zaïre qui se profile, tantôt c’est le masque farouche du sultan qui se montre en plein. Vous diriez le bourreau et sa victime jouant à cache-cache. Hélas! puisqu’on était en si bon train, pourquoi s’être arrêté et n’avoir point lâché cette vaine fantasmagorie pour remonter tout de suite au sublime chef-d’œuvre qu’elle nous dérobe? J’en veux à ce spectacle d’éveiller en moi des appétits poétiques, que le drame qu’on me représente est impuissant à satisfaire; mésaventure d’autant plus regrettable qu’on aurait eu là sous la main, dans Mlle Sarah Bernhardt, une Desdemona charmante et dans M. Mounet-Sully un superbe Othello. Résignons-nous donc, et tâchons de prendre en belle humeur ce qui nous est offert, puisqu’au demeurant nous poumons aussi bien avoir pire.

Quand j’ai avancé que M. Mounet-Sully faisait un méchant Orosmane, le dépit de ne pas le voir jouer Othello était pour un peu dans mon dire, qui d’ailleurs visait beaucoup plus le rôle que l’acteur. Le Maure de Venise est un caractère, Orosmane est simplement un rôle. Tout s’y passe en dehors, en excès, il ne connaît que les tendres