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et puis ajoutez — qu’un jour dans Alep, voyant un Turc insolent, un scélérat en turban maltraiter un Vénitien et avilir l’état en sa personne, je saisis à la gorge le vil circoncis et le tuai — comme cela. » Ici je m’aperçois que je cite Shakspeare et ne m’en excuse point, car c’est lui que j’entendais tout le temps de cet acte, et j’aime à croire que c’est à lui que pense également M. Mounet-Sully en récitant le couplet final d’Orosmane :

Dis-leur que dans son sang cette main s’est plongée.
Dis que je l’adorais et que je l’ai vengée.

Mlle Sarah Bernhardt fait une héroïne délicieuse. Elle par exemple est beaucoup plus Zaïre que M. Mounet-Sully n’est Orosmane. Dans cette plaintive figure aux grands beaux yeux noyés de larmes, aux bras voluptueusement arrondis vers le ciel, amoureuse, flexible, ondoyante et chantante. Voltaire reconnaîtrait sa princesse. Le costume même, par sa flottante ampleur, — ce peignoir qui voudrait se donner des airs de caftan et n’y réussit pas, — vous rappelle les portraits du temps. C’est bien là Zaïre avec sa pointe de rococo, son œil de poudre, ses vapeurs et ses pâmoisons. « Zaïre, vous pleurez. » Le public de 1732 pleurait comme elle, et Voltaire de s’écrier : « Les bons ouvrages sont ceux qui font le plus pleurer. » Mot singulier, il y a tel mélodrame dont personne ne voudrait être l’auteur, et qui déchire l’âme bien autrement que Polyeucte. Actrice intelligente et poétique, Mlle Sarah Bernhardt complète la physionomie par des appoints discrets et l’accommode au goût de l’heure actuelle. Elle étend un peu l’horizon, vous rend ces flots de vie et de lumière qui devraient inonder une âme née et grandie sur les bords sacrés du Jourdain. Il semble que par elle revive cette poésie des palmiers, de l’oasis et des roses de Saron que Voltaire a trop négligée, et puis quelle façon de réciter les vers! L’historien Ranke prétend qu’on aurait pu dire de Philippe II : « Sire, vous êtes vous-même une cérémonie! » Mlle Sarah Bernhardt est elle-même une élégie, et je ne lui veux adresser qu’un reproche, c’est que son art et sa voix finissent par donner aux plus mauvais vers couleur de poésie.


Pourquoi jamais aucun ouvrage, — tragédie, drame, opéra, — construit sur un sujet russe n’a-t-il pu franchement réussir, tandis que le succès au contraire ne se marchande pas dès qu’il s’agit d’une pièce empruntée soit à la France, soit à l’Italie du XVIe siècle? Je n’ai point ici à discuter le fait, ce qui nous mènerait trop loin, je le constate et le démontrerais au besoin par de fameux exemples dont un seul suffira : l’as- sociation de Scribe et de Mlle Rachel, si fertile en beaux résultats dans Adrienne Lecouvreur, et si peu fortunée dans la Czarine. Parmi tant de mauvaises chances, l’Esclave, que l’Opéra vient de représenter, avait encore celle-là. La scène se passe en Russie, sur les domaines du farouche