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regard se fatiguerait vainement à en vouloir percer les ténèbres. Pour se diriger, il ne reste plus que la boussole. C’est sur ce disque tremblant, ce n’est pas sur l’horizon qu’il faut tenir ses yeux attachés. Fatalement condamné à prendre le droit chemin ou à périr, le capitaine joue sa vie et celle de son équipage sur une hypothèse. On ne se laisserait pas autrement tomber dans un gouffre.

Ce sont là pour le marin les suprêmes épreuves. Ajoutons que depuis quarante ans on ne néglige rien pour nous les épargner. C’est pour nous que les astronomes, que les hydrographes, que les horlogers travaillent, pour nous que les ingénieurs, après avoir bâti des phares sur toutes les pointes, élevé des balises ou mouillé des bouées sur toutes les roches, iront chercher jusqu’au milieu du bouillonnement des récifs quelque aiguille de granit qui puisse encore recevoir leur ciment. Le marin d’aujourd’hui n’est plus que l’enfant gâté du siècle. Pour comprendre vraiment les grandeurs de la vie maritime, il faut se rejeter de trois ou quatre siècles en arrière, il faut étudier la navigation hauturière à ses débuts, remonter jusqu’aux jours où, derrière chaque nuage aux contours arrêtés, on croyait deviner une ile, où, perdu dans une immensité qu’il était permis de soupçonner sans bornes, on suivait le vol des oiseaux, « lorsque tous se dirigent le soir du même côté, » dans l’espoir de pouvoir comme eux « aller dormir à terre. »


III.

Pareil à ces corps qui se chargent peu à peu d’électricité, l’homme a pu amasser, de génération en génération, une portion tous les jours plus grande de la puissance divine. Et cependant, quand nous reportons nos regards en arrière, nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître que, si l’humanité aujourd’hui a le bras plus long, l’individu autrefois avait la taille plus haute. Ce n’est pas seulement la trempe des âmes qui était en ces temps déjà éloignés supérieure ; celle du corps ne l’était pas moins. On s’étonne de la merveilleuse aptitude à souffrir que possédaient les navigateurs du XVe et du XVIe siècle, ces sybarites qui renouvelaient leurs provisions dans la première anse venue avec des salaisons de pingouins. Quand l’âme dispose ainsi d’un vase de bronze, on conçoit qu’elle le jette plus légèrement dans les aventures. Ce qui doit néanmoins obtenir le premier rang dans notre admiration, lorsque nous étudions les débuts et le développement de la navigation hauturière, c’est le triomphe que l’homme, avant de se heurter à des difficultés réelles, a dû remporter sur son imagination. Les chétifs instrumens qui bravèrent alors le courroux des flots rehaussent à peine pour moi l’audace des anciens découvreurs.