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des mois en route ; sur de longs parcours, il faut qu’ils emportent des vivres pour eux, des fourrages pour les bêtes, de somme. Les Russes ont tout intérêt à transformer ce mode primitif de locomotion. Rendront-ils le Yaxartes et l’Oxus navigables ? Détourneront-ils ces fleuves légendaires vers la Caspienne ? Traceront-ils un chemin de fer d’Orenbourg à Tachkend, de Tachkend à Kouldja, de Kouldja à la muraille de la Chine ? Déjà bien des gens se sont engoués de ce dernier projet sans en pressentir toutes les difficultés. Ce qui précède aura montré, nous l’espérons, que l’idée est au moins prématurée ; mais, si ce projet se réalisait, il est certain qu’une grande révolution s’opérerait dans le commerce asiatique, et que la situation de la Russie dans l’extrême Orient s’en trouverait prodigieusement agrandie. Autant dire que cette puissance est en voie de devenir maîtresse d’une moitié de cet immense continent. Que la Grande-Bretagne s’en alarme, elle qui a épuisé sa force d’expansion dans l’Hindoustan, il n’y a rien qui nous étonne, puisqu’elle se sent menacée. Quant à nous, nous ne voyons jusqu’à ce jour dans les progrès de la Russie qu’un gain pour la civilisation. Qu’elle détrône les monarques indigènes ou qu’elle les réduise à l’état de vassaux, qu’elle s’annexe leurs territoires, nous n’y pouvons qu’applaudir. Quelle pitié mériteraient de nous inspirer ces fanatiques potentats que l’on ne connaît que par des actes de cruauté ? Qui prétendrait que ces nations abâtardies seraient plus heureuses indépendantes que sous les lois d’un maître européen ? Mais il ne suffit pas que la conquête soit légitime ; pour être durable, il faut encore que le vainqueur ne mésuse pas des avantages qu’il doit à sa position géographique. Attendons à l’œuvre les sujets du tsar, et voyons ce que deviendront entre leurs mains les territoires qu’une guerre légitime leur a livrés. Au début de cette étude, on a dit ce que les populations hindoues doivent de prospérité à la domination britannique. Chemins de fer et canaux d’irrigation, mesures préventives contre les famines, nouvelles cultures industrielles, liberté du commerce, sécurité, le tout avec des impôts modérés, voilà le programme de ce que les Anglais ont fait dans la péninsule. C’est l’affaire des Russes de nous montrer qu’ils sont capables d’en faire autant, par quoi ils consolideront leur puissance et se rendront dignes des succès que leurs armées ont obtenus.


H. BLERZY.