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ou de leurs ignorances. Par ses Darwin et ses Owen aussi, elle a repris minutieusement les faits de l’histoire naturelle pour y chercher des raisons et des motifs de conclure que les espèces vivantes sont sorties les unes des autres sous la seule action des influences qui peuvent être observées, c’est-à-dire qu’elle s’est appliquée à établir qu’il n’est nul besoin de sortir de l’expérience et de supposer l’action d’une puissance extra-sensible pour s’expliquer la genèse de toutes les formes d’êtres qui se manifestent comme s’étant réellement produites. Par ses Lubbock, ses Tylor, elle a relu les relations de voyage, compulsé les découvertes de l’archéologie et de la géologie, afin de créer une sorte d’ethnographie scientifique destinée à remplacer la philosophie spéculative de l’histoire, et cette ethnographie, qu’elle a déjà poussée fort loin, est éminemment remarquable à plus d’un point de vue. Elle l’est par son érudition et son respect pour la réalité, comme elle l’est par l’horreur de l’a priori qu’elle pousse jusqu’au plus étroit empirisme, car elle vise à réunir, comme dans un catalogue, la totalité des faits de nature à éclairer les idées religieuses et morales de tous les peuples passés et présens. En s’efforçant, d’après ce catalogue universel, de reconstruire l’histoire complète des transformations que la morale et la religion ont parcourues à travers l’humanité entière, elle ne s’aperçoit pas assez que l’humanité est non pas un être unique invariable dans sa constitution, mais bien une suite et une ramification de plusieurs manières d’être différentes dont chacune porte et a porté ses propres fruits, dont chacune a eu son enfance, son âge mûr et sa décrépitude.

Enfin je crois que par M. Herbert Spencer l’Angleterre nous a donné le sommet de la pyramide qu’elle construit si patiemment. Je veux dire que, dans son livre des Principes premiers, M. Spencer a vraiment réduit en système explicite la théorie qui me semble impliquée dans les conceptions de Mill, de Bentham, de Buckle, de MM. Darwin, Bain, etc. Que ce système représente ou non ce qui est, il représente certainement d’une façon fort complète les meilleures qualités de l’esprit anglais aussi bien que l’étroitesse de ses préoccupations actuelles.

M. Spencer est un esprit large, prudent, doué à la fois d’un vif sentiment des harmonies universelles et d’un vif sentiment des limites de l’intelligence humaine. Loin d’être exclusif, il cherche d’abord à montrer que la science et la religion reposent toutes deux sur le même sentiment nécessaire, sur la notion d’un être infini, inconditionné, d’un, absolu enfin qui est aussi l’inconnaissable absolu. Le propre de la raison humaine est de ne pouvoir connaître et penser que le relatif, le déterminé ; mais il lui est impossible