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La pauvre fille garda le silence.

— Eh bien ! je te souhaite toute sorte de prospérités ; tu es une belle fille !

Atanka s’aperçut que l’œil de la Polonaise était fixé sur elle, tressaillit et cracha vivement.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda la demoiselle piquée.

— Elle veut se garder de malheur, expliqua le curé en souriant, parce que vous avez loué sa beauté, que vous l’avez félicitée. D’ailleurs vous avez ces grands yeux noirs brillans auxquels notre peuple attribue une influence malfaisante. Les enfans et les bêtes tombent malades, les femmes perdent leur beauté, l’amour et le bonheur sont détruits, tout cela par le mauvais œil, et les meilleures personnes peuvent exercer un enchantement sans le vouloir.

Soudain nous entendîmes un cri aigu, puis la brise apporta une mélodie pénétrante, fantastique, accompagnée des sons du trembit. C’était le chant sauvage des haydamaks qui traite du seigneur cloué à la muraille pieds et poings liés. Atanka s’était levée ; elle écoutait d’un air agité.

— Sont-ce des brigands ? demandèrent les dames avec épouvante. De nouveau l’hymne menaçant de la révolte retentit, chanté par

une forte voix d’homme, tout près cette fois, et un jeune Houzoule de haute taille, d’une physionomie ouverte et intrépide, entra tout armé, un chamois mort sur les épaules, suivi d’un grand chien noir. C’était Hrehora le chasseur.

Ici se montra toute la pudeur délicate de nos paysans. La bergère resta debout, les yeux baissés. — Bonsoir, Atanka, lui dit-il. — Il est bon que tu sois revenu, Hrehora, répondit-elle. — Ils ne se touchèrent même pas la main.

Hrehora nous fit voir le chamois, qui, comme tous les animaux chez nous, est plus petit que ceux de l’Occident, mais qui surpasse son frère des Alpes en agilité ; puis il prit place auprès de sa fiancée, et les deux jeunes gens se parlèrent tout bas.

— Vous avez raison d’entretenir le feu, dit Hrehora, il y a un ours dans le voisinage ; j’ai vu la trace de ses pattes sur le sol et celle de ses griffes aux arbres. Il pourrait bien avoir le projet de nous rendre visite.

— Ce feu allumé dehors est donc pour éloigner les bêtes féroces ? demanda le professeur.

— Oui, monsieur, répondit le chasseur, mais l’ours ne le craint guère ; les chiens et les fusils lui font plus d’effet. C’est un drôle de camarade, brave, rusé, d’un bon caractère parfois. La faim seule le pousse, comme elle pousse les hommes, à la rapine et au meurtre.

— Et comment le chasse-t-on ?