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je pris entre mes bras ma vieille mère morte et la portai dans la forêt ; je creusai une tombe, j’aspergeai la terre avec de l’eau bénite, et je la couchai dessous comme elle était. Ce fut une triste besogne. Je l’enterrai ainsi à la lueur claire des étoiles, puis je déterrai mon fusil, je le chargeai, je mis le feu aux quatre coins de notre chaumière et au blé qui était dans le champ ; quand les flammes brillantes montèrent vers le ciel, mon cœur se sentit satisfait.

Cette même nuit, j’allai dans la montagne, droit à Dobosch, qui alors en était roi. Quiconque avait quelque chose à perdre se signait à son nom, car c’était un héros qui cherchait son égal, un juge sévère pour les crimes des nobles et des riches. Au berceau, Dobosch était déjà plus fort qu’aucun homme ne l’a été. On racontait qu’une fois un loup affamé ayant pénétré dans la chaumière de sa mère et sauté sur l’enfant, celui-ci l’avait étouffé de ses petites mains ; on racontait aussi que Notre-Seigneur et saint Pierre, pour récompenser la mère de Dobosch de son hospitalité, une nuit d’hiver qu’ils étaient venus frapper à sa porte déguisés en mendians, lui avaient promis de lui accorder un de ses vœux, et que le fils était invulnérable. À vingt ans, Dobosch bravait le feu, le fer et l’eau ; par sa taille, il dépassait tous les autres, comme la tour de l’église dépasse les maisons, et, quand il tirait, sa balle frappait toujours le but. En ce temps-là, il arrivait encore aux seigneurs de louer aux Juifs les clés de nos églises. Un dimanche, en venant à la messe, mon Dobosch aperçoit le Juif qui, les clés à la main, se livrait à son infâme trafic ; déjà le prêtre montait à l’autel, et les fidèles ne trouvaient pas de quoi payer. Voilà que Dobosch prend le Juif à la ceinture, l’enlève et le jette par-dessus le mur du cimetière en disant : — Nous n’avons que faire de toi et de tes clés. — Puis en un clin d’œil, il fait sortir la porte de ses gonds et la jette après le Juif, qui se sauvait à toutes jambes. Les paysans ce jour-là prièrent Dieu sans payer.

Les injustices, les violences, les outrages, les exactions dont le pauvre était alors victime révoltaient l’âme généreuse de Dobosch. Il rassembla autour de lui les plus déterminés, conduisit sa bande dans la montagne et déclara la guerre aux oppresseurs. Je trouvai en lui l’ataman de tous les haydamaks de la montagne, le juge de la Tchorna-Hora. Assis sur un rocher, le kolpak sur la tête, noirci par le soleil, avec des yeux dont personne ne pouvait supporter le regard perçant et sombre, tel il m’apparut au milieu de ses braves ; devant lui des paysans, des malheureux, ceux qui ne pouvaient obtenir justice, se tenaient debout, prononçant leurs accusations. Dobosch les écouta, entendit les témoins et ne fit qu’un signe de la tête. Enfin je me posai devant lui et le suppliai de m’accepter parmi