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Des brumes roses voilaient la montagne telles qu’un tissu léger, les rochers brillaient d’une forte lueur métallique ; en bas s’étendait la forêt primitive, un océan vert foncé qui s’agitait sans cesse en grandes ondes turbulentes ; des merles sifflaient dans le feuillage, mais bientôt le silence régna complet, et des nuées blanches s’appesantirent de plus en plus autour de nous, dérobant toute vue. Elles se déchirèrent pour nous montrer une fois, rassemblée sur un rocher lointain, une horde de chamois que Hrehora désigna du doigt en souriant de toutes ses dents blanches, une autre fois pour ouvrir à nos pieds un précipice insondable dont la vue épouvanta les dames et le professeur de sorte que les brouillards compatissans se hâtèrent de le recouvrir. D’après le conseil du haydamak, nous avions jeté la bride sur le cou de nos chevaux. Livrés à eux-mêmes, ces animaux prudens défilaient sans péril sur les rampes les plus étroites.

Nous atteignîmes ainsi le Lac-Noir, qui, entouré de roches, dort tout au sommet d’un plateau, véritable œil de mer, selon l’expression répandue dans les Carpathes. — En ce lieu, nous dit le haydamak, nous avons autrefois livré une bataille en règle, puis enseveli pêle-mêle amis et ennemis. Disons un Pater. — Nous descendîmes de cheval sous un porche formé par les rochers ; deux Houzoules s’élancèrent vers nous, l’un prit soin des chevaux, l’autre nous fit monter dans une nacelle qui ressemblait à l’arche de Noé, car tout le monde y trouva place. En voguant vers le milieu du lac, dont le miroir immobile et sombre ne reflète ni les rochers qui le surplombent, ni les sapins, ni le ciel : — Voyez, monsieur le professeur, quelle encre magnifique, s’écria le chirurgien, de l’encre pure ! on pourrait à l’aide de ce grand encrier remplir toute une bibliothèque.

La jolie petite Polonaise trempait sa main blanche dans cette eau ténébreuse : elle fut surprise de la trouver claire comme de l’eau de source. Le professeur lui expliqua que la seule profondeur de ces lacs les fait paraître noirs. — Il faut admettre, dit-il, que ce sont les cratères de volcans éteints dans lesquels les eaux ont pu s’accumuler à ces hauteurs incroyables qui varient de quatre mille jusqu’à six mille trois cents pieds au-dessus du niveau de la mer. La croyance populaire veut qu’ils aient une communication souterraine avec la mer, qui les trouble à chaque tempête, que ce soient pour ainsi dire ses yeux regardant à fleur de terre. Les montagnards prétendent même y avoir trouvé des débris de navires.

Un coup de sifflet perçant dix fois répété nous fit tressaillir. Mlle Lodoïska tremblait de tous ses membres. — Cet homme est bien sûr un brigand, murmura-t-elle en désignant Hrehora, qui avait jeté le coup de sifflet.

Le haydamak secoua la tête : — Il n’y a plus de brigands. La paix règne dans ces montagnes.