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avec les exigences publiques, ses instincts les plus spontanés sont forcés de prendre la forme d’une espérance ou d’une crainte qui implique déjà la notion de ce qui est approuvé et réprouvé autour de lui. Égoïsme et générosité, prévoyance et étourderie, tout chez lui reçoit l’empreinte de la foi inconsciente dont la vie générale de son époque et son pays n’est qu’une multiple application. Quand la civilisation est ainsi entrée dans son être sentant, il faut encore tout autre chose que des idées abstraites et des connaissances pour la faire passer dans son esprit et en faire le fonds même de son être pensant. Il est nécessaire d’abord qu’elle forme son imagination, et, pour amener ce nouveau progrès, il faut un enseignement qui soit menace et promesse en même temps d’instruction, un enseignement qui s’adresse encore aux sentimens personnels, et qui transforme enfin les mobiles égoïstes en de véritables affections humaines, en des sentimens fixes de devoir, d’amour, d’espérance, de scrupule, attachés à des genres de choses que l’esprit se représente constamment comme ce qui est toujours obligatoire et toujours défendu, comme ce qui entraîne pour tous une malédiction ou une bénédiction.

Mon but toutefois n’est point un but de controverse ni d’apologétique. Je cherche surtout à faire ressortir ce qui caractérise les préoccupations où est engagée l’intelligence de l’Angleterre, et à faire comprendre que ces préoccupations, par ce qu’elles ont d’exclusif, menacent de rompre l’unité que l’esprit public en Angleterre avait si remarquablement conservée. Quand les intelligences cherchent leur satisfaction dans des doctrines qui ne répondent pas à d’autres nécessités de l’être humain, ces nécessités se vengent tout simplement en se faisant à elles-mêmes un moyen de satisfaction qui ne tient pas compte des intelligences. C’est là qu’en est l’Angleterre. Relativement au reste de l’Europe, elle est encore peut-être le pays le plus sage, celui où l’antagonisme des tendances opposées de notre époque se montre le moins immodéré et le moins surexcité par des passions de hasard ; mais, par là même, elle ne nous laisse que mieux voir la nature et la gravité de la crise actuelle. Chez elle, nous prenons comme sur le fait l’infirmité inséparable des facultés du xixe siècle, l’aveuglement qui tient à la direction où les fautes du passé ont jeté les intelligences, et nous pouvons mesurer plus sûrement l’inquiétant écart qui existe entre les connaissances dont notre siècle prétend faire sa seule règle de conduite et l’ensemble réel des besoins humains auxquels, bon gré mal gré, il s’agit de subvenir. L’Angleterre en effet a beau être à l’abri de toute irritation accidentelle, elle aussi, par son développement, n’aboutit qu’à des conflits. Dans sa constitution morale, les