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des notions contraires à ce que nos connaissances nous obligent à penser des lois de la nature. La religion s’égare et devient une impiété funeste quand elle méconnaît que son rôle est non point de s’attaquer à la raison qui cherche à connaître comment l’univers est gouverné par ce qui le gouverne, mais simplement d’empêcher que la science prenne son idée des lois de la nature pour l’expression de tout ce qui détermine notre destinée.

Malheureusement, pendant que la science et la foi se querellent, il y a derrière elles le géant aux mille bras, l’hôte qui apparaît aux momens de crise sans être invité et qui se charge de faire prévaloir, malgré les savans et les théologiens, ce qui est seul possible en raison de leurs volontés insensées, ce qui est nécessaire précisément pour déjouer les prétentions qui briseraient la société. En d’autres termes, il y a les masses, que les penseurs cherchent si peu à connaître, et qu’ils mettent si étourdiment en mouvement, — les masses, qui ignorent la science et la théologie, pour qui il n’existe ni compréhensible ni incompréhensible, et qui n’ont pas d’autre mobile que le souci d’éviter la souffrance. Avec une terrible impartialité, elles prêtent leurs bras aux savans tant que les savans attaquent, au nom de la raison, ce qui leur déplaît à elles, ou elles répondent amen aux églises chaque fois que les églises promettent de leur faire avoir ce qui leur plaît ; — mais quand le mal arrive, quand les penseurs, dans le fol espoir de donner à tous l’intelligence des lois de la nature, ont détruit les manières de croire au surnaturel qui conduisaient au moins les inintelligens à reconnaître des devoirs, et quand ils n’ont réussi qu’à ouvrir la porte aux théologies barbares qui poussent les multitudes à attirer sur elles d’intolérables souffrances, — alors, sous le coup de ces souffrances, le géant aux mille bras, qui est incapable d’en voir la cause et qui au fond ne croit pas à sa propre sagesse, appelle vite à son aide un sauveur de rencontre. Pape ou empereur, peu lui importe ; il veut être protégé contre tous les dangers qu’il ne peut pas prévoir, et il prend le protecteur qui se présente en lui donnant le droit de décider seul ce qui doit être fait par tous en dépit de la conscience de ceux qui ont une conscience, et en dépit de la raison de ceux qui ont une raison, comme en dépit des penchans de ceux qui ont des penchans.

Je ne dis pas que l’Angleterre marche à une telle catastrophe ; je suis loin de prétendre qu’elle n’ait pas encore assez de sagesse pour se tirer des conflits où elle s’est engagée. Déjà son instinct de conservation s’est réveillé ; elle a peur, ce qui est bon signe. D’ailleurs, après tout, son expérimentalisme à outrance n’est que la reprise d’une tentative qu’elle avait déjà faite deux fois, — sous Bacon, sous Locke et Bolingbroke, — et deux fois déjà son caractère l’avait