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Je ne souris pas, et ne songe point du tout à railler, car en cela il y a un grand bien ; c’est par là que les individus, au lieu d’être abandonnés à leurs caprices, sont soumis à une tradition et une décision collective qui, socialement parlait, est mille fois moins faillible que les inspirations de la plus belle conscience individuelle ; c’est par là en un mot que l’Angleterre, pour éviter le chaos des penchans désordonnés, n’a pas besoin d’être soumise à des règlemens. La nation a une forte digestion morale ; elle se fait à elle-même un gouvernement spirituel, et, si ce gouvernement se ressent de toutes les faiblesses et de toutes les prétentions de sa vanité, il n’est pas moins une force qui, du matin au soir, façonne les caractères, et qui impose à tous une même règle où se trouve impliquée aussi la sagesse du pays.

À quel point l’Angleterre est disciplinée[1], nous sommes loin de le soupçonner. La terre de la liberté légale est celle où l’on est le moins libre de vivre sans loi et sans scrupule, au seul gré de ses fantaisies. Un Français transporté dans cet étrange milieu s’y trouve mal à l’aise, à peu près comme le serait un homme ivre marchant entre deux murs rapprochés contre lesquels, à chaque faux pas, il irait donner de la tête. C’est au fond même de son être que l’Anglais porte le sentiment constant de sa dépendance. Il a conscience d’être enveloppé dans une communauté dont il n’est qu’un membre ; il se sent soumis à une nécessité omniprésente qui le laisse libre d’avoir pour sa part ses convictions et ses tendances personnelles, mais qui détermine malgré lui la loi des rapports mutuels.

Ce sentiment-là, qui fait partie intégrante de sa personnalité, est bien, à proprement parler, un sentiment de devoir public. Prenons garde que la conscience d’un devoir n’est au fond que la conscience d’une obligation résultant d’une nécessité. Sous le coup d’une morale publique qui attache à tout un blâme ou une approbation, et qui trouve partout des constables volontaires pour la faire respecter, il faut que les instincts eux-mêmes se règlent, que les désirs et les craintes reconnaissent des conditions inévitables à remplir pour se satisfaire ou se protéger. On a souvent parlé de l’hypocrisie des Anglais. Sous l’accusation, il y a un fait vrai, mais un fait interprété par des préventions qui sont disposées à lui donner l’explication

  1. La discipline pour elle a commencé de bonne heure. De toutes les nations de l’Europe, elle est la seule qui dès le IXe siècle ait eu une littérature didactique en langue vulgaire. Ailleurs le clergé écrivait en latin, et le peuple avait ses chants nationaux où il trouvait l’expression de ses propres sentimens. Tout au contraire, du temps d’Alfred, nous voyons surgir une littérature anglo-saxonne qui se propose l’éducation de la nation. La parole appartient à une minorité d’élite qui a reçu du latin sa culture, et qui s’applique à former d’autres classes, à enseigner aux incultes ce qu’ils doivent vouloir.