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tout est dominé par la préoccupation de chercher la règle publique qui doit être imposée à tous et d’exiger que nul ne la viole, — si bien que l’Anglais, quel que soit son tempérament de naissance, est contraint de devenir un législateur de lui-même. Un Français, sous l’empire des plus généreux penchans, emploie tout de suite son esprit à imaginer ce qui est nécessaire pour amener le résultat qu’il juge le meilleur ; il ne pense qu’en second lieu à considérer ce que la nature des choses et celle des volontés autres que la sienne peuvent lui permettre ou lui défendre. Tel n’est pas l’ordre des pensées d’un Anglais. Jusque dans sa vanité et dans son égoïsme, il n’oublie pas qu’il y a en dehors de lui quelque chose qui fixe des conditions auxquelles il doit se plier pour éviter ce qui lui serait pénible ou se procurer ce qu’il désire. Comme le Juif, il ne peut pas songer avant tout à plaire, ou à se plaire, à réaliser son propre idéal ou celui de sa classe ; il se sent sous la main d’un Jéhovah qui est, en dépit de lui, l’arbitre de la vie et de la mort, de la défaite ou du succès, — sa première pensée est d’aviser à se sauver du mal.

À l’heure qu’il est, la physiologie tend à expliquer les caractères des peuples et des individus par leur tempérament physique, et M. Spencer en particulier a beaucoup fait pour élever cette tendance à la hauteur d’une théorie scientifique, en soutenant que l’expérience de l’individu entraîne dans son organisme des modifications susceptibles de se transmettre par la génération. Je crois que, sans rejeter entièrement cette hypothèse, il est bon d’en user avec prudence : elle trouve faveur parce que la question de l’hérédité des tendances morales est mal posée. Il n’y a pour ainsi dire en présence que des spiritualistes qui veulent trouver l’origine de toutes les idées humaines dans le libre jeu d’un principe pensant inhérent à l’individu, et des matérialistes qui veulent en chercher la cause dans les vibrations de l’organisme physique, c’est-à-dire encore dans l’individu seul ; mais il me semble que ces explications ne servent qu’à nous empêcher de voir qu’il y a quelque chose à comprendre. Elles nous rendent incapables de reconnaître comment un système d’idées est un esprit public qui se forme par la collaboration de mille individus, et qui se propage par une action incessante de tous sur chacun. Le caractère anglais, d’où qu’il soit venu, ne se transmet certainement pas comme les cheveux blonds ou le tempérament lymphatique ; ce qui le communique, c’est l’ensemble des mœurs, qui sont fondées sur une manière nationale de concevoir la vie, et la vie commune. En quoi consiste cette foi publique contre laquelle tous les instincts de l’enfant anglais viennent butter et se mouler ? Le dire au juste est impossible, — seulement la chose certaine à mon sens, c’est qu’une foi de ce genre se fait partout sentir en Angleterre.