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porté à croire aux revenans, aux esprits frappeurs, aux théologies chimériques, ne rencontre sur son chemin que des objections à peine indiquées ; il est libre de s’abandonner avec une suprême naïveté à sa pente. L’exigence qui pèse sur tous n’est bien évidemment qu’une pure loi sociale ; elle n’a rien de dogmatique, elle ne statue pas sur ce que les individus doivent penser et vouloir, elle a essentiellement trait aux devoirs communs de bon voisinage que chaque conviction et chaque volonté est tenue d’observer en raison des autres convictions et des autres volontés.

Mais ici-bas tout bien a ses inconvéniens, toute action a sa réaction, et il n’est pas douteux que ce sentiment d’une obligation constante n’ait quelque chose d’oppressif. Le devoir aussi est un commandement qui menace de jeter l’individu hors de lui-même, hors de ses propres sentimens. Autant il développe les esprits qui sont de force à concevoir par eux-mêmes la raison du commandement, autant il risque d’étouffer la conscience et l’intelligence de ceux qui ne peuvent pas comprendre les nécessités où l’obligation trouve sa justification. Le devoir incompris fait prédominer la peur et produit je ne sais quelle inhumanité ; il rend superstitieusement docile ou il provoque la révolte.

Et en effet dans cette société anglaise, où la souveraineté appartient à une autorité morale, j’aperçois partout des révoltes morales assez analogues aux révolutions et aux insurrections matérielles qu’ont produites chez nous les dictatures matérielles. Je ne crois pas m’écarter du vrai en disant que ce même sentiment d’un devoir public qui fait la force de l’Angleterre est aussi la source des illusions qui la travaillent et des entraînemens insensés auxquels elle est sujette. C’est lui enfin qui détermine la forme que prennent sa raison et sa déraison, ses penchans et sa bonne volonté, la sagesse qui la porte au vrai progrès et les mobiles qui la poussent au sans-gêne. L’Angleterre est à la fois oppressée et trop rassurée par l’invincible pouvoir qui se charge de maintenir l’ordre et la cohésion ; la discipline qu’elle subit fait refluer vers l’indépendance toutes ses aspirations, et la confiance que lui inspire l’esprit public, qui domine encore toutes les volontés et toutes les tendances de classes, la jette dans un optimisme excessif. Elle est si persuadée que les individus et les groupes ont naturellement la sagesse de s’accorder, qu’elle est fort tentée de porter atteinte aux institutions d’où résulte cet esprit commun qui empêche les volontés de s’entre-choquer.

Si cela ne devait pas m’entraîner hors de mon cadre, j’aimerais à m’étendre sur le cours que prennent en Angleterre la poésie, le roman et les rêves de la jeunesse. Notons que la littérature d’imagination, comme les tendances de la jeunesse, sont un excellent indice des mobiles, puisqu’elles représentent précisément la protestation