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ce qui signifie toujours qu’en dehors de la foi à la dictature il n’existe pas d’autre foi que le fouriérisme, qui croit que l’ordre, la vérité et la justice se font tout seuls. Il le croit du reste plus que jamais. Dans ces dernières années, il est né une philosophie qui affirme dogmatiquement que le droit de l’individu à la libre disposition de son esprit et de sa personne est le principe même de la morale, de la justice et du devoir. Cela revient assez nettement à soutenir que, pour exister, la société a besoin seulement d’une police qui oblige le bon plaisir de chacun à ne pas entraver le bon plaisir des autres.

Pour ma part, je l’avoue, ce mysticisme sceptique me semble une pauvre sauvegarde contre les frayeurs et les convoitises qui travaillent aveuglément à nous ramener au chaos ou à un brutal absolutisme. Quant aux Anglais, le libéralisme est né chez eux, et ils sont plus en état que nous de savoir ce qu’il signifie. Ils peuvent retrouver en eux-mêmes les sentimens humains qui, en face de certaines circonstances, ont vu des raisons pour conclure comme ils l’ont fait. Si les circonstances changeaient, les Anglais sauraient sans doute changer leur conclusion. Ce que je redoute pour eux, ce sont uniquement les imprudences dont les conséquences seraient irrémédiables ; mais, quant à nous, notre libéralisme est chose d’imagination : il ressemble à l’idéal que le jeune homme se fait de la vie d’après des romans, et je crois que les esprits sérieux qui aiment leur pays et ont gardé leur sang-froid feraient bien de revoir soigneusement leurs interprétations. L’Angleterre nous a trompés par son exemple ; elle-même, malgré sa sagesse pratique, s’est entièrement trompée en s’expliquant sa prospérité par la sagesse naturelle de l’homme anglais et par les mérites intrinsèques de la liberté. Ce qui lui a donné le double avantage de l’ordre et du progrès, c’est l’usage qu’elle a fait de ses libertés, et le bon usage qu’elle en a fait tenait à un état moral acquis qu’elle devait à son éducation, surtout à son éducation religieuse. Je n’entends point légitimer les moyens de contrainte auxquels l’état a eu recours pour imposer une orthodoxie : ils étaient mauvais, et aujourd’hui encore l’Angleterre les paie, car la haine dont les dissidens poursuivent l’église établie a son origine dans les anciennes persécutions. Toujours est-il que l’Angleterre a grandi sous une même discipline morale, et que l’église chez elle a usé de son monopole pour donner au pays une éducation vraiment propre à développer le genre d’esprit qui permet aux hommes de vivre côte à côte en liberté. Je ne vois pas que, malgré sa sagesse, l’Angleterre ait réussi à s’entendre avec l’Irlande. Si les catholiques irlandais avaient été déversés sur son sol et avaient formé une moitié de sa population, elle n’en serait probablement pas où elle en est. Comme chez nous, on y verrait