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légèreté dans la détermination des plantes d’après des figures, enfin cette confiance en lui-même qui lui fait de bonne heure regarder comme mal fondées un grand nombre d’espèces légitimes des pères de la botanique, du dernier surtout et du plus grand peut-être, de notre illustre Tournefort, qu’il aurait pu continuer avec honneur, mais qu’il essaya trop souvent de supplanter. En dehors de ses voyages en Suède, de son court passage en Allemagne, de son séjour en Hollande, de rapides visites à Paris et en Angleterre, Linné ne connut rien de la végétation vivante de l’Europe. Les Alpes, les Pyrénées, les péninsules italienne et ibérique, le riche bassin de la Méditerranée, la Grèce, l’Orient, ce vaste théâtre des explorations des Rauwolf, des Clusius, des Lobel, des Barrelier, des Belleval, des Tournefort, tout cela resta lettre morte pour l’esprit essentiellement synthétique qui, dans un coin reculé de la Suède, voyait défiler sur le papier, sous forme de figures parfois grossières, les élémens de la végétation du globe entier.

Le jardin d’Upsal, si soigné qu’il fût, ne pouvait lui donner que de très maigres ressources pour l’étude sur le vif ; son herbier, si vanté et dont l’Angleterre s’enorgueillit comme d’une vénérable relique, est un témoignage de misère auprès des herbiers si riches de Tournefort et de Vaillant que conserve notre Muséum. À voir ces maigres brins de plantes, souvent dépourvus de tout certificat précis d’origine, on se demande comment le maître de tant de voyageurs célèbres, le correspondant admiré de tous les naturalistes de son temps, comment le descripteur, le parrain surtout de tant de plantes, a pu rester si pauvre en élémens matériels d’étude. Sans doute, comme plus tard Scheele sut avec des instrumens presque primitifs attacher son nom aux plus grandes découvertes de la chimie, Linné sut avec de pauvres matériaux élever d’imposans édifices ; mais la méthode de ces deux hommes illustres fut bien différente : Scheele, dans son obscure officine d’apothicaire, porta jusqu’au génie le don des recherches expérimentales ; Linné au contraire, nature brillante et primesautière, esprit plus étendu, plus compréhensif que profond, séduisit ses contemporains par le prestige d’une langue à la fois pittoresque et précise, s’imposa comme législateur en appliquant à tous les êtres son ingénieux système de nomenclature binaire et ces formules concises qui, sous le nom de diagnoses, permettaient de saisir dans une espèce la note caractéristique qui doit la distinguer de ses voisines. Ces formules, si commodes dans la pratique, eurent le tort d’accoutumer les esprits à la simple recherche des noms en les détournant de l’étude profonde et seule féconde des caractères que Linné lui-même appelait naturels, c’est-à-dire de l’ensemble des traits et de l’organisation de la