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fulgura frango, je m’attendais à la voir quelque part, sous les traits d’une sainte Elisabeth, ensevelir les morts : le sujet, bien qu’un peu lugubre, n’eût pas été moins déplacé que la légende de saint Jean-Baptiste, et puis, à force de talent et d’esprit, on se tire de tout joyeusement, témoin ce grand gaillard tout nu que M. Baudry campe devant un orgue dans son médaillon intitulé Germania, sans aucun doute pour représenter la musique éminemment folâtre et bachique des corybantes Beethoven et Mendelssohn. Les anciens adoraient le nu, nous autres nous raffolons des nudités, et les honnêtes gens qui fréquentent le foyer de l’Opéra pourront librement s’en passer le régal. Jamais on n’étala devant « la Grèce assemblée » un si merveilleux fouillis de carnations ; notez que presque toutes ces filles d’Eve sont vues de dos et dans des postures accentuant cette amusante ligne serpentine qu’affectent les danseuses du groupe de Carpeaux. Le talent, ai-je besoin de le répéter, éclate et vous émerveille, tout cela est senti, composé, enlevé de verve, mais quel malheur que l’artiste n’ait point voulu s’isoler assez de son temps ! À ces maîtres dans la confidence desquels il a vécu en Italie, M, Paul Baudry semble n’avoir demandé que leurs ressources techniques, les secrets du métier. L’idéal, voilà sa plaie sensible ; ce n’est certes pas de lui qu’on dira qu’il ennuie son monde, à Dieu ne plaise, il l’intéresse au contraire et l’amuse, mais à quel prix ! ses types relèvent de la vie du jour. Au lieu d’interpréter la nature, il la copie telle qu’il l’a sous sa main. C’est assez pour lui d’être ingénieux, spirituel et piquant, alors qu’il faudrait montrer de l’élévation et du style. Ses déesses vous ont des minois à croquer, elles parient aux courses dans l’enceinte du pesage et ne manquent pas une première des Variétés ou du Gymnase. Est-ce bien par exemple une muse, cette Érato qui d’un geste fripon cache un billet galant dans son corsage, une muse ? En vérité, non, vous jureriez plutôt que c’est Mlle Croizette. J’ignore si, comme l’a dit Musset, la vraie science serait d’oublier ce qu’on sait, mais je crois qu’un artiste ne doit pas se laisser envahir par le réalisme du milieu social où il vit : « les belles formes faisant défaut, écrivait Raphaël, je me sers d’une certaine idée qui me vient à l’esprit. » Ces quelques mots sont un programme. Négliger, oublier les détails de physionomie, suppléer à ce que la nature a d’imparfait, éliminer, choisir, compléter, interpréter, là est le secret des maîtres, et toute œuvre d’art vraiment grande contient l’idée platonique du sujet qu’elle représente en l’individualisant.


F. DE LAGENEVAIS.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.