Page:Revue des Deux Mondes - 1874 - tome 5.djvu/546

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

trois grandes périodes d’illusion. Dans la première, on croit pouvoir atteindre le bonheur dans le monde tel qu’il est, dans la vie actuelle et individuelle ; dans la seconde, on comprend que ce bonheur actuel est une chimère, mais on s’attend à la félicité dans une existence supérieure au-delà du tombeau. Dans la troisième enfin, on a renoncé aux espérances fallacieuses des deux premières, et on rêve le bonheur de l’humanité future sur la terre moyennant les découvertes de la science, les progrès de l’industrie, les réformes politiques et sociales, rêve non moins illusoire que ceux qui l’ont précédé. C’est surtout dans l’analyse dénigrante des prétendues joies de la vie que notre philosophe est ingénieux et désolant. Une chose à noter, c’est qu’il reproduit très souvent les lieux-communs de la chaire chrétienne, quand celle-ci cherche à détourner les fidèles de l’attachement aux biens terrestres en leur en démontrant la vanité. Si jamais la philosophie de l’inconscient devenait populaire, comme l’est devenue par exemple celle de Voltaire et des encyclopédistes, de manière à présenter aux prédicateurs un adversaire permanent, la prédication vulgaire devrait modifier singulièrement le ton de ses admonestations traditionnelles. Il arriverait quelque chose de semblable à ce qui s’est vu depuis, que certaines formes grossières du socialisme ont acquis de la puissance au sein des sociétés modernes. Il n’échappe à aucun de ceux qui ont étudié l’histoire de la prédication que, dans les siècles précédens, alors que le principe de la propriété individuelle n’était l’objet d’aucune attaque, les orateurs chrétiens étaient beaucoup plus absolus qu’aujourd’hui dans leurs censures contre les riches. Il est tel passage qu’on pourrait détacher des œuvres de Fénelon ou de Bourdaloue, et qui attirerait des foudres, légales ou autres, sur le journal qui les reproduirait sans en indiquer l’origine. De même, s’il était une fois acquis dans l’opinion générale qu’un dénigrement systématique de la vie terrestre, au lieu d’incliner les esprits vers le désir des biens éternels, ne peut plus être autre chose qu’un acte d’accusation en règle contre le créateur, les apologistes des croyances religieuses se verraient amenés à semer de plus d’une oasis le désert trempé de larmes par lequel d’ordinaire ils veulent que nous passions pendant toute la durée de notre pèlerinage. Si toutefois ils persistaient dans leur dépréciation des joies de la vie, je leur déclare qu’ils ne trouveront nulle part de meilleurs argumens que dans la philosophie de l’inconscient.

La santé, la jeunesse, la liberté, l’aisance, qu’est-ce que cela ? Des biens purement négatifs, qui n’élèvent pas au-dessus de zéro ceux qui les possèdent, qui reviennent simplement à l’absence de la maladie, de la vieillesse, de la servitude, de la misère. Ce sont